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Lettre du 26 août 1903

Cher ami, je ne saurai comment vous exprimer ma gratitude. Comme vous me l’aviez confié, je me suis présenté auprès de Frau Kallenberg en qualité d’étudiant en philosophie. La brave femme en fut toute bouleversée. Néanmoins, elle n’a fait ensuite aucune difficulté lorsque je lui ai montré votre lettre de recommandation. Au contraire, elle n’a pas tari d’éloges à votre propos. Hélas, elle ne put me donner la chambre que vous occupiez. Un artiste y loge à présent ; un peintre un peu excentrique m’a-t-elle soufflé. Ma foi, cette brave femme doit être encore pétrie des superstitions de la campagne. Elle ne manquera pas de voir des manifestations surnaturelles dans la moindre de ses réalisations.

Le loyer, somme toute, modeste, comme vous me l’aviez annoncé, me permettra de mener un de vie digne, sans pour autant me priver, de temps à autre, de quelques plaisirs. Ayant quelques garnitures dans ma bourse, j’ai profité pour lui donner trois marks, soit six mois d’avance. Je recevrai d’ici quelques jours les premiers émoluments de ma bourse universitaire ; il me reste bien assez pour acheter de quoi me sustenter, peut-être pourrais-je même déguster un peu de ce délicieux thé russe à la bergamote.

Cependant, je dois ajouter à ma décharge que je désirerai en apprendre un peu plus sur ce si singulier locataire, qu’elle ne voit, pour ainsi dire, jamais sortir. Je crus apercevoir un voile assombrir ses yeux lorsqu’elle m’en parla. J’ignore si c’était là un effet d’optique due à la pénombre, ou bien si cette charmante dame paraissait sincèrement inquiète. Comme je sentis la pente s’incliner, je préférai éluder la question et l’eus interrogée sur d’éventuels lieux d’agrément, proche de l’université. Hélas, hormis le salon de thé où elle passe au moins un après-midi par semaine avec ses amies, toutes veuves, elle m’a avoué son ignorance en la matière, avant de se souvenir que son autre locataire se rendait souvent au musée de cire, pour y flâner. Il goûtait la quiétude des lieux, car ils étaient propices à l’éclosion des idées d’une imagination féconde, ainsi qu’il aimait à le rappeler. Pour sa part, elle ne s’y est rendue qu’une seule fois, afin de satisfaire sa curiosité. Elle m’a alors juré, grands dieux, qu’elle n’y remettra plus jamais les pieds, car c’était, et j’emploie ses mots, un spectacle infâme et décadent, comme il ne devrait jamais en exister. Je la soupçonne d’exagérer quelque peu le trait. Certes, les sculptures de cire sont, au moins pour certaines, effrayantes de réalisme. Cela n’en demeure pas moins des objets inertes, à qui un maître aura insufflé un semblant de vie. J’ai été néanmoins fort troublé de la force avec laquelle elle m’a rapporté le détail de certaines pièces et cela a attisé ma curiosité. Enfin, l’heure n’est point à la bagatelle, la rentrée approche à grands pas et je me dois d’être prêt. Hélas, j’ignore encore combien de temps me seront nécessaires pour l’étude de ces manuscrits.

Votre dévoué F.

PS J’ai découvert incidemment cet ouvrage dans le tiroir de ma table de chevet. Par curiosité, je l’ai feuilleté ; je croyais reconnaître votre exemplaire. Êtes-vous encore en sa possession ? Sinon je vous le retournerai avec mon prochain pli.

Lettre du 14 septembre 1903

Hélas, je déplore que ma missive vous ait mis autant de temps pour vous parvenir. Sûrement, le ciel gâté aura ralenti sa course. Ici, je ne compte plus les embardées des pétrolettes dès lors qu’un peu de crachin mouille les pavés ; se déplacer à pied – l’université n’est qu’à quelques pas – relève dès lors de la course d’obstacles, en plus de l’attention soutenue qu’il faut porter à tous ces nouveaux mirages mécaniques. Cependant, je ne peux que me féliciter de mes avancées. Sitôt mon inscription achevée, j’ai pu me procurer certains ouvrages, dont quelques-uns fort rares. À cette occasion, il m’a semblé apercevoir Herr Rotemberg ; mon voisin. Je ne l’ai encore jamais salué. Néanmoins, la description que m’en a donnée Frau Kallenberg pourrait bien être celle de ce monsieur. D’une taille moyenne et le cou grêle, sa tête ressemblait presque à celle d’une mummia, dont les journaux raffolent tant ; le crâne dégarni et les oreilles ratatinées. Je n’ai, hélas, pu surprendre son visage. Il me tournait résolument le dos. Cependant, je n’ai pas osé m’enquérir auprès du préposé de son identité. Au final, je l’ai perdu de vue alors qu’il se dirigeait vers un étroit couloir obscur. Pris par le temps, les lieux ferment à des heures indues, je suis dans l’obligation de transporter les lourds et fragiles ouvrages, afin de les étudier dans ma chambre. Le poids du savoir, me souffleriez-vous cher ami, et vous auriez, ô combien, raison. Enfin, je ne suis pas là pour vous entretenir de mes problèmes.

Au contraire, je souhaite vous faire part d’un fort étrange incident survenu il y a deux nuits de cela. J’avais veillé fort tard, accaparé par un ouvrage assez ténébreux. Or, il devait être aux alentours de minuit lorsque j’ai perçu un bruit, que j’ai tout d’abord pris pour léger grattement dans le conduit de ma cheminée. ; sans doute un quelconque félin, ou un oiseau de nuit qui marchait sur le rebord de la cheminée. Pour vous situer, j’occupe la chambre de bonne qui sied juste au-dessus de l’appartement que vous louiez vous-même, hanté par ce singulier peintre, Herr Rotemberg. Or, curieux, en même temps qu’agacé, par ce murmure rêche qui troublait ma concentration, je me suis penché dans l’âtre. Pleine de suie, il y faisait noir comme dans un four. J’appris le lendemain, comme je n’eus point vu d’étoiles scintiller, qu’elle avait été bouchée, il y a de cela plusieurs années ; une sinistre affaire avec un précédent locataire. Donc, la figure dans le conduit, j’entendis le grattement redoublé d’intensité ; en fait une conversation entretenue par au moins deux personnes, à voix basse, presque un chuchotement. En effet, par un aussi étrange que subtil jeu de réverbération acoustique, il me fut tout à loisir de surprendre leur discussion, de la même manière que si je me fus trouvé à l’étage inférieur. C’est ainsi que je surpris, cette nuit-là, la singulière conversation. J’emploie ce terme à dessein, car Frau Kallenberg m’a assuré que Herr Rotemberg ne recevait jamais de visite. Elle ne m’aura pas menti ; elle se rêve presque petite souris, afin de découvrir les moindres secrets de ses locataires. La chose est en soi condamnable. En revanche, elle épaissit quelque peu le mystère qui entoure cet homme, en même temps que je me pique désormais au jeu de le percer.

Votre dévoué F.

PS

Vous n’avez point fait mention dans votre missive de votre réponse quant à l’appartenance de cet ouvrage, retrouvé dans le tiroir de ma table de chevet. En attendant de votre part, une décision ferme et définitive, je le garde de côté et, si le temps me le permet, je le lirai.

Lettre du 29 septembre 1903

J’ignore si je dois ou non regretter ces quelques soirées d’études écourtées. Ainsi que je vous avais fait mention dans ma précédente missive, j’eus surpris un soir fameux cette mystérieuse conversation entretenue par Herr Rotemberg avec une femme. Oui, je puis presque l’affirmer. En effet, le lendemain du dépôt de ma lettre, en date du 14 septembre, j’ai pris place dans l’âtre dans le secret espoir de surprendre de nouveau le mystérieux conciliabule. Par chance, le vent ne soufflait qu’avec modération cette nuit-là et ses sifflements ne gênaient en rien mon écoute. J’entendis alors, avec distinction, une voix indubitablement féminine. Elle n’était que douceur, rondeur et chaleur. Que je sois damné ! Hélas si je m’abreuvais des accents chantés de sa voix, je ne comprenais aucune de ses paroles. Non que je ne saisisse point les mots, mais leur signification. Ah ! J’ignore comment vous expliquer la chose.

En revanche, des réponses de Herr Rotemberg, je ne percevais que de vagues borborygmes. Mais peut-être n’était-ce qu’une illusion due à la fatigue. Vous comprendrez dès lors ma frustration. En effet, alors que je m’étais efforcé de retranscrire ce que j’entendais, après quelques jours passés ainsi, je n’étais guère plus avancé. En vain ! Cher ami ! En vain !

Comme vous ne l’ignorez pas, je suis devenu, par les circonstances – mes regrettés père et mère ont beaucoup voyagé au cours de leur carrière diplomatique – polyglotte, imprégné des langues de l’extrême ouest et de l’extrême sud. Même s’il ne m’en reste que des vestiges, il m’est demeuré cette faculté de saisir, sans effort, les phonèmes ; sorte d’oreille absolue des langues, semblables à celle d’un musicien qui capturerait toutes les notes. Ainsi donc, après cette première nuit, j’ai pris soin de coucher sur un carnet le flot des paroles qui me parvenait. Enfin, lorsque j’eus suffisamment de matériaux, je profitais de ce que mon maître de thèse fut lié d’amitié avec le titulaire de la chaire de linguistique. Je lui ai donc remis mes notes, prétextant une possible relation avec mes propres travaux de recherche. En fait, je lui ai expliqué qu’il s’agissait là de la retranscription la plus fidèle possible des paroles d’un rêveur. Rassuré, Herr Priestheinrich ne m’a posé aucune difficulté et m’a promis de se pencher dessus. Soulagé, ce fut fort serein que je me suis attelé, avec enthousiasme, à la tâche de la rédaction de ce tout premier rapport.

Malgré le mystère qui entoure cette femme invisible et la curiosité dévorante qu’elle suscite en moi, je ne souhaite surtout pas perdre de vue les raisons de ma venue dans les faubourgs enfumés de cette cité.

Votre dévoué F.

PS

J’ignore pour quelle raison vous vous dérobez, à moins que vous ne refusiez, en ce cas, de grâce, faites-le moi savoir, de répondre à mes interrogations au sujet de ce livre. Par curiosité, je l’ai feuilleté et trouvé fort ennuyeux. Néanmoins, je suis troublé, non par son contenu, mais à cause de la signature qui figure sur la page de garde. Y figure votre nom, ainsi que des remerciements de la part de son auteur, hélas illisible. Sa signature a disparu. Vous comprendrez donc avec aisance les raisons de mon étonnement, ainsi que mon insistance.

Lettre du 22 octobre 1903

Croyez bien que je ne vous ai point oublié, cher ami. Cependant, un bien fâcheux incident m’est arrivé. Alors que je me rendais à l’université, afin de m’entretenir avec le professeur Priestheinrich, je voulus éviter l’une de ces trop nombreuses pétrolettes lancées à pleine vitesse. Hélas, mon pied glissa sur le rebord du trottoir. Par chance, un jeune homme, que j’eus volontiers confondu avec un apache ou un bohémien, me rattrapa alors qu’un fiacre se précipitait dans la rue. Néanmoins, s’il m’épargna un décès prématuré, il n’en allait pas de même de ma cheville. Je souffrais tant que j’étais incapable de marcher plus de quelques pas. À ma grande surprise, mon sauveur s’est aussitôt proposé de me conduire jusqu’au cabinet d’un médecin, Herr Wildenstein – un juif à n’en point douter – dont il m’a expliqué être le neveu. Malgré ma méfiance instinctive à l’égard des gens de sa race, je dus me rendre à l’évidence ; la douleur était trop vive. Ainsi donc, il m’escorta jusque dans le quartier réservé où demeurait le docteur Abraham Wildestein. Bien m’en pris de surmonter mon atavisme, car je ne l’eus point consulté, que j’eusse fini boiteux. Il enferma le pied dans une chausse de son invention qui l’immobilisera le temps de la guérison de ma cheville. Puis, il m’expliqua comment l’ôter au moment de mes bains, pour mieux la remettre ensuite. Il me recommanda en outre de prendre garde à bien sécher mon pied, pour éviter la macération des chairs. Je l’ai remercié, en échange de quoi il a poussé la générosité jusqu’à appeler un fiacre. Ainsi donc, me voici immobilisé un mois durant, le membre habillé de cet appareillage. Si je ne profite plus de mes promenades quotidiennes, je ne m’en plains guère, car j’ai pu, entre-temps, emprunter plusieurs ouvrages dont j’ai presque achevé la lecture et l’analyse. Hélas si j’ignorais comment les rapporter à la bibliothèque, il m’est venu, il y a peu, une idée. Frau Kallenberg, malgré tout le respect que j’ai pour elle, ne peut décemment se présenter à l’université. Toutefois, au cours de nos conversations, j’ai établi avec elle un certain commerce et je doute qu’elle refusât d’accéder à ma requête.

Souvenez-vous, cher ami ! Je vous avais, dans une précédente missive, narré le trouble qui m’avait saisi lors de ma toute première visite là-bas. Il m’avait semblé y avoir croisé Herr Rotemberg. Si tel est le cas, alors je tiendrai là un prétexte pour pénétrer le mystère de cette voix qui, chaque soir, m’obsède un peu plus.

Votre dévoué F.

PS

Cher ami, je ne comprends pas votre obstination. J’ai passé de longues heures à examiner ce paraphe inscrit sur la page de garde. Malgré une écriture aussi maladroite que confuse, je suis certain d’avoir reconnu votre nom. Comprenez mon ennui ! Je possède un objet, ma foi de fort belle facture, qui vous appartient. Je suis un honnête homme, non pas un escroc ou je ne sais quel margoulin de cette espèce. Je ne tiens pas à ce que l’on m’accuse, plus tard, d’un vol dont je ne me serai jamais rendu coupable.

Lettre du 1er novembre 1903

Je ne pensais pas vous répondre aussi tôt, cher ami. Cependant, il s’est produit, cette nuit même, un événement fort curieux. Voyez-vous, alors que je m’apprêtais à me glisser dans ma couche, soulagé de cette chausse qui m’enserre la cheville toute la journée, je surpris, pour la première fois, la seconde voix avec distinction. La première appartenait, sans nul doute possible, à Herr Rotemberg. Je le sais d’autant mieux qu’il a fort aimablement accepté de rapporter mes emprunts. Il n’a fait, non plus, aucune difficulté pour me ramener les autres, nécessaires le temps de ma convalescence. Poli et courtois, il ne se lie à personne, autant que je puisse en juger par les nombreux refus que j’ai essuyés. En effet, à plusieurs reprises, je lui ai proposé de venir prendre le thé en ma compagnie, au prétexte que la solitude me pesait. À chaque fois, il s’est contenté d’un sourire, un peu forcé, en guise d’excuse.

D’après Frau Kallemberg, c’est un locataire aussi distant que discret. Je le crois sans peine, nos échanges se limitent à quelques banalités échangées sur le palier, lorsque je lui confie soit la liste des livres à emprunter, soit ceux que je dois rendre. C’est tout juste s’il m’a avoué, à demi-mot, qu’il n’était qu’un modeste artiste peintre, à qui cette ville offre de bien nombreuses et fort distrayantes scènes d’inspiration. En cet instant, je pensais à cet odieux musée de cire, ainsi que l’avait qualifié Frau Kallemberg. Cependant, je n’ai pas osé aborder ce point de peur de le froisser. Toutefois, j’ai senti au ton de sa voix que mon sujet d’étude avait attisé sa curiosité. En fait, je n’y avais guère prêté attention, jusqu’à l’incident de cette nuit. Ainsi que j’allais vous l’expliquer, j’ai de nouveau surpris le singulier conciliabule. Encore une fois, je suis demeuré dans l’incapacité de déchiffrer le sens de la moindre des paroles de cette femme, au contraire de Herr Rotemberg. En revanche, pour une raison qui m’échappe, je ne puis vous les rapporter. Je retiens, néanmoins, la véhémence avec laquelle il argumentait et la nervosité dans son ton. J’eus l’impression d’un homme poussé jusque dans ses derniers retranchements, qui ne céderait le terrain que pouce par pouce. Demain, je dois lui remettre d’autres ouvrages. J’en profiterai pour pousser la chose à mon avantage, d’autant plus que ma convalescence m’octroie un temps considérable pour l’étude. Il eut été fort dommage de ne point le mettre à profit.

Votre dévoué F.

PS

J’ignore si vous me faites ou non une farce. Sachez seulement que la chose est de fort mauvais goût. En attendant, une réponse de votre part, malgré un silence de plus en plus pesant, j’ai poussé la curiosité et j’en ai commencé une lecture, aussi obscure qu’absconse. Si je n’avais la certitude qu’il vous eut appartenu, je l’aurai depuis fort longtemps, envoyé au diable vauvert.

Lettre du 18 novembre 1903

Toutes mes excuses cher ami. Moi qui pensais vous écrire pour vous faire part du transport de l’extase dans laquelle je me trouve, de l’extase dans laquelle je me trouve, depuis le lendemain où je vous écrivais pour vous rapporter l’incident survenu cette nuit de la Toussaint, je suis fort marri de ne vous écrire cette missive que deux semaines plus tard.

Ainsi que je le supputai, il ne fallut guère plus de quelques échanges de paroles badines, accompagnés d’une invitation à lui présenter mes travaux, pour qu’il tombât presque en pâmoison. J’ignore si cette réaction, sans doute nerveuse, fut due à sa curiosité ou si elle fut enfant de sa conversation de la nuit précédente. Toutefois, j’ai relevé un subtil changement dans sa physionomie. Voyez-vous, il ne s’écoule guère plus de quelques jours entre deux voyages jusqu’à l’université. Or cela ne faisait pas moins d’une semaine que je ne l’avais point revu, non plus que Frau Kallemberg. Comme je m’en étais alarmé, elle m’avait aussitôt rassuré en me confiant qu’il était souvent coutumier du fait. N’oubliez pas ! C’est un artiste-peintre ! Comme tous ceux de son engeance, il a ses petites excentricités. Ce sont là, ses propres mots, non les miens. J’aurais désiré pousser la conversation et l’interroger sur l’arrivée de son si singulier locataire. Hélas, un coolie chargé d’un énorme paquet déboucha au même instant ; il s’agissait du linge confié à la blanchisserie, par Frau Kallemberg.

Enfin, pardon pour cette digression fort mal à propos cher ami. Comme je vous l’expliquais, ce tantôt, Herr Rotemberg a cédé à sa curiosité, à moins que ce ne fussent aux injonctions de cette femme, dont la voix ne cesse de me hanter. La première fois que je l’eus entendu, je me souviens avoir souffert d’une profonde mélancolie, les jours qui ont suivi. Mes travaux et mes allers continuels à l’université l’avaient chassé de mes réflexions. Convalescent et presque interdi de sorties, la chose est tout autre et c’est avec moult difficultés que je lutte contre cette obsession et l’abattement qui en découle. Fait étrange, alors même que je souffle ma chandelle, il me semble qu’elle me murmure au creux de l’oreille, jusque dans mes songes les plus profonds, cependant que je me refuse à trouver refuge dans l’âtre de la cheminée. Mais là n’est pas mon propos. Ainsi que je m’efforce de vous l’expliquer, Herr Rotemberg a fini par accepter mon invitation. J’ignore à quelle heure eut pris fin notre conversation, mais la nuit était fort avancée lorsque nous nous sommes séparés. Depuis, c’est avec régularité que nous nous retrouvons les fins d’après-midi et nous devisons de nos rêves.

À présent, j’aspire à ce que ce lien ténu de confiance m’autorise à pénétrer son antre et à en percer les secrets.

Votre dévoué F.

PS

Votre mutisme persistant m’inquiète, d’autant plus qu’il est incompréhensible. Qu’y a-t-il dans cet ouvrage qui vous interdît de m’avouer qu’il vous appartient ? En plusieurs endroits, j’ai découvert des notes griffonnées. Bien que de forte mauvaise facture, à l’aide d’une loupe j’ai acquis la certitude qu’il s’agit de la vôtre.

Lettre du 7 décembre 1903

Hélas cher ami, l’hiver s’est abattu sur le pays et avec lui ses légions gelées et ses vents glacés. Accompagné par Herr Rottemberg, je me suis rendu chez ce médecin juif, Herr Wildestein, qui a entrepris de délivrer mon pied de son fardeau. Soulagé, je lui ai néanmoins promis de bien prendre note de ses mises en garde. Il est vrai, avec les premiers flocons et les gelées qui ne manqueront pas de transformer les rues en patinoire ; ce seront autant de chausse-trapes pour ma cheville blessée. Cependant, Herr Rotemberg s’est aussitôt proposé de m’accompagner en toutes circonstances, dès lors que j’aurai besoin de quitter mes appartements. J’en ai été d’autant plus surpris que, depuis quelques jours, je lui trouve une pâleur et une maigreur tout à fait inhabituelle. Mais, sans doute, n’est-ce là qu’une conséquence d’un hiver un peu précoce. En aparté, je n’ai pas été le seul à le relever. Herr Wildestein lui a en effet recommandé du vin chaud et une nourriture riche, en abondance, afin d’affronter les frimas en toute sérénité. Il a bredouillé quelques vagues mots de remerciements, après quoi nous sommes sortis, sous l’augure d’une tempête naissante. Dans le ciel déjà gris s’amoncelaient les nuages noirs, annonciateurs du désastre à venir, de même que s’était levée une bise à fendre les pierres.

Comme nous nous engagions dans la Wolfgangstrasse, nous apprêtâmes un fiacre qui, bien que déjà occupé par trois passagers, n’accepta pas moins de nous convoyer, sitôt notre destination connue. Épuisé, je me suis endormi malgré les chaos et il fallut, me narra-t-il par la suite, l’aide de deux autres voyageurs pour me conduire jusqu’à la loge de Frau Kallenberg. En effet, lorsque j’ouvris les yeux, je ne reconnus point mes appartements. Tout d’abord, pris de panique, j’essayai de me lever. Mais je ne réussis qu’à échouer sur le parquet froid. Ce fut le bruit de ma chute qui les alerta et je retrouvai ma logeuse et mon voisin à mon chevet. Elle m’a proposé un peu de thé, mais je préférai décliner l’offre généreuse.

À vous, cher ami, je puis le confier ; il a un goût épouvantable. Pour rien au monde, je n’accepterai d’y tremper une seconde fois les lèvres.

Comme je paraissais disposé à me mouvoir, Herr Rotemberg en profita pour glisser à Frau Kallemberg qu’il sera sans doute plus raisonnable, qu’il me ramenât dans mes appartements ; nous ne l’avions déjà que trop dérangé. Émue, la brave femme désirait nous retenir encore. Néanmoins, il argumenta tant et si bien qu’elle finit par céder et nous laissa partir. Me reprocherez-vous ma malhonnêteté vis-à-vis de mon voisin, que je ne vous en tiendrai pas grief. En effet, alors que nous gravissions les degrés de l’escalier, j’ai feint un nouvel accès de faiblesse et l’ai supplié de m’emmener chez lui, de crainte de m’évanouir de nouveau. Malgré une réticence palpable, il a toutefois accepté. Enfin ! Je jubilais, car j’allais découvrir son secret. Hélas, qu’elle ne fut ma déception, car il m’a déposé dans un petit canapé, posé dans un salon réduit à sa plus simple expression ! C’était là sa pièce à vivre, m’a-t-il expliqué. L’autre avait été transformé en atelier. Cependant, par l’un de ses hasards dont le destin possède le secret, la porte était entrouverte et j’ai aperçu le coin d’une toile posée sur un chevalet. Bien que je n’en eusse aperçu qu’un fragment, je suis persuadé qu’elle est le sujet de ces mystérieuses conversations, que j’ai surprises toutes ces nuits.

Votre dévoué F.

PS

Cher ami ! J’ignore comment interpréter ce silence, que je n’ose encore qualifier de méprisant à mon encontre. Pourquoi tant d’empressement à esquiver mes questions au sujet de ce livre abscons ? Je ne juge ni vos goûts ni vos passions, quelle qu’en soit la nature ! Même si elle est obscure. Invoquez le diable, si cela vous chante ! J’attends seulement une réponse de votre part.

Lettre du 9 décembre 1903

Hélas, cher ami, que n’ai-je entraperçu, par l’entremise de cette porte entrebâillée, le coin de cette toile : fragment écru perdu dans un océan de noirceur ! Le lendemain, alors qu’un violent vent nordique, chargé d’humidité, a transformé notre belle ville en une cité de glace, je me suis rendu chez Herr Rotemberg, dans le secret et vain espoir de la revoir. Quel ne fut mon effroi lorsqu’il m’ouvrit ! Quelle métamorphose dans sa physionomie ! Dans la pâleur de l’aube glaciale, je découvrais une ombre. Pourtant, il ne paraissait pas en être importuné et il m’offrit de l’accompagner pour le thé. Alors qu’il me tournait le dos, occupé qu’il était à remplir d’eau son samovar, je tordais le cou en direction de son atelier. La porte était close. J’ignore comment il interpréta ma mine déconfite, car il me rassura tout de suite au sujet de sa santé, arguant que les apparences étaient trompeuses. Il m’expliqua qu’il avait toujours été d’une faible constitution. Pourtant, aux dires de Frau Kallemberg, à son arrivée, sa corpulence était digne d’un colosse. Il aurait commencé à perdre de sa superbe, après une visite au musée de cire. Ce fut alors par un étrange coup du sort, à moins qu’il n’eût lu mes pensées. Pardon, la chose semble par trop grotesque. Cependant, je le crois fort plausible, tant il m’accable dès qu’il pose ses yeux sur moi. Or donc, il me proposa, en dépit du froid terrible qui se fut abattu sur la ville, de me la faire découvrir, de même que ce mystérieux musée où, m’a-t-il confié, il puisait son inspiration. En effet, il m’avoua qu’il avait profité de ces jours, où il s’était occupé de ma personne, pour s’instruire un peu plus de mon sujet d’étude. Bien que non-savant en la matière, il me confia trouver mon travail creux et ennuyeux, car il ne s’attacherait qu’à la surface non à la profondeur.

 La connaissance n’est pas un monde figé, comme ces ouvrages que vous vous évertuez à disséquer. Elle vit, se meut, s’agrandit chaque fois que nous y déversons notre conscience.

Par un charme étrange, je me pris à croire qu’il avait raison. Je ne suis pas un artiste et ces derniers explorent des champs qui nous sont étrangers, à nous autres, savants et géomètres. Soudain, il se leva et se plaça devant la fenêtre.

– Vous vous demandez, sans doute, pourquoi la porte de mon atelier est close. Ne le niez pas ! J’ai vu votre regard, filé en sa direction, dès que je vous eus ouvert ma porte.

Ses mots. Ses mots, je vous les rapporte de la manière la plus fidèle et la plus sincère qui soit. Au comble de la panique, j’étais incapable de lui répondre tandis qu’il poursuivait, imperturbable.

– Elle vous a vu, savez-vous ? Dès votre arrivée ! Allons. Ne soyez pas surpris ! Elle me l’a confié, ce soir ; je m’étais rendu en ville pour une étude.

Ses yeux étincelaient. Je les devinais dans le reflet de la fenêtre.

– Elle veut que je vous initie à mon art et bien que je lui aie signifié à plusieurs reprises mon refus, elle a su me persuader.

Je sentis au ton de sa voix qu’une colère froide l’envahissait, comme s’il me jalousait.

– Approchez-vous et regardez par la fenêtre. Ensuite, vous me confierez vos visions.

En cet instant, je sus que j’avais perdu toute contenance. Je n’étais plus maître de mon corps, à peine de mon esprit, et lorsque je pris la parole, ce fut pour rapporter les siens, non les miens. La ville avait cessé d’être prisonnière de la glace, avec ses gens à demi morts de froid et ses bourgeois opulents au regard méprisant. Que non ! Je contemplais une œuvre, l’œuvre d’un être qui aurait sculpté une cité idéale dans une mer de glace.

 La voyez-vous ?

Sa voix était un murmure langoureux. À qui appartenait-elle ? À l’heure où je couche ces mots, cher ami, je l’ignore toujours. Je me souviens seulement du voile noir qui me recouvrit les yeux. Lorsque j’eus repris mes esprits, j’étais attablé et Herr Rotemberg nous avait servi le thé.

Votre dévoué F.

PS

Cher ami. Pourquoi tant de mépris de votre part à mon égard ? Votre silence m’attriste autant qu’il m’interroge. Pourquoi donc vous acharner à ne point me répondre au sujet de cet ouvrage ? Sachez que je me suis assuré, par l’entremise de l’une de mes connaissances à l’université, des servies d’un graphologue, en échange d’une traduction. Il m’a assuré que les écritures étaient identiques, celle relevée entre les pages et vos lettres, dont je lui ai remises quelques-unes.

Lettre du 16 décembre 1903

La cité est illuminée à l’approche des fêtes, malgré la rigueur de l’hiver qui ne desserre pas son étreinte. Pourtant, il en est une autre, fort différente, lugubre et lumineuse, ombrageuse et merveilleuse. Herr Rotemberg m’en avait offert un fragment ce matin-là, par la fenêtre de son appartement. Ivre de cette joie nouvelle et féroce, j’ai passé plusieurs journées dehors, à affronter le vent et la neige, à braver les frimas et les congères, autant d’obstacles qui ployaient face à ma détermination.

Bien que je fusse enthousiaste les premiers jours, mon entrain retomba fort vite. Non que la lassitude me gagnât, bien au contraire, néanmoins, je ressentis une certaine gêne à l’égard de mon voisin. Etait-ce son visage de plus en plus émacié, ou la pâleur toujours plus accentuée de son teint qui m’effraya ? À ces questions, je ne puis apporter aucune réponse. Il me donne l’effet d’un homme en proie à un conflit intérieur, qui n’est pas sans me rappeler ce matin où il me surprit sur le seuil de sa porte. Chaque soir, je me rends chez lui afin de lui rapporter mes visions de la ville, ainsi qu’il me l’a ordonné. Mais ce n’est là qu’un prétexte pour m’empêcher de pénétrer son sanctuaire et découvrir son secret ; ce portrait dont la voix me murmure, chaque nuit, des merveilles à l’oreille. Or, une nuit, j’ai surpris une violente dispute. Bien que je n’entendisse rien aux propos de la créature, aux réponses de Herr Rotemberg je compris que jamais il ne sera disposé à me confier son secret.

Qu’à cela ne tienne, à présent que je suis dépositaire de ce savoir, il me sera aisé de le leurrer et de feindre la soumission et l’obéissance, pour mieux tromper sa vigilance. Désormais, je ne doute pas que ce fut elle qui me parlât ce jour-là, où par la fenêtre je contemplais pour la première fois la cité de glace. Elle m’a choisi ; lui n’est que le misérable exécutant, il est celui qui lui aura donné forme. Moi ! Je serai celui qui lui octroiera la vie ! En attendant que je l’accomplisse, je me plierai au moindre de ses désirs, jusqu’à ce que vint le jour où nous pourrons occire ce pauvre sire.

Votre dévoué F.

PS

J’ai entre les mains sa réponse. Cher ami, je suis au regret de nous l’avouer, mais, ces notes en pied de page sont bel et bien les vôtres, bien que j’ignorasse à quel dessein vous les destiniez.

Enfin, quel mal y a-t-il à me refuser ainsi de vous le remettre en mains propres ? Y aurait-il quelques malices, ou quelques vices entre ses lignes, que je ne visse et qui vous empêchassent de me le réclamer, de peur d’attirer sur vous l’opprobre sur votre personne ? Vous m’en verriez alors déçu ?

Lettre du 22 décembre 1903

Cher ami, je me lasse de cette comédie, tandis que je me languis de cette attente devenue insupportable. J’ignore si c’est là un présent qu’elle m’octroie pour apaiser ma souffrance ou si elle se joue de moi, pour mieux attiser mes tourments et me plonger dans des errements sans fin. Herr Rotemberg, ou plutôt Charlotte ainsi qu’elle me l’eut murmuré à l’oreille. Cependant, je doute de son orthographe tant les sons de sa voix sont dissonants et trébuchants. Voici donc, une nuit, suivant l’une de mes lugubres soirées passées en sa compagnie, alors que je m’apprêtais à me glisser entre mes draps, j’aperçus dans l’âtre une tache écarlate. Je ne l’avais jamais remarqué auparavant et j’en conçus un grand trouble. Inquiet, autant que rongé par une curiosité dévorante, je me suis apprêté puis dirigé vers la cheminée. Au centre de la tache, je découvris le portrait d’une femme à la chevelure flamboyante et aux yeux clos. Ses joues rosées et diaphanes accrochaient la lumière de ma chandelle, tandis qu’elle se reflétait dans le carmin de ses lèvres. En cet instant, je sus, sans n’en avoir jamais qu’entraperçu le coin, qui elle était.

– Charlotte ! avais-je murmuré à l’adresse de la miniature.

À peine eussé-je prononcé ces mots, que je découvris la chose la plus effroyable qui fut. Derrière ses paupières closes, il n’y avait rien ; le maître avait bien pris soin de ne point peindre ses yeux. Comme elle me le confia cette nuit-là, elle me serait libre qu’à la condition qu’il les achevât. Toutefois, bien qu’il la nourrisse, il se refusait toujours à l’achever. Liée par une symbiose mortelle, elle exauçait ses désirs en échange d’un peu de sa vie. Toute la nuit, elle me confia ses peines et son désir d’être enfin libérée de ses entraves. Il prétextait sans cesse que ses yeux n’étaient point parfaits et il défaisait alors son ouvrage, pour mieux la maintenir en son pouvoir. En ma poitrine, mon cœur bondissait en même temps que j’enrageais devant cet outrage. Il l’avait découvert lors de l’une de ses visites au musée de cire. Il avait, à de nombreuses reprises, marchandé et parlementé avec son propriétaire, émigré de la lointaine et mystérieuse Perse ; un personnage obscur s'il en est. Après d’âpres échanges, il finit par l’acquérir, elle, modeste portrait inachevé, peint sur une toile poussiéreuse. Pendant qu’il la libérerait, elle lui avait, naïve, confié son secret et scellée par là même sa destinée.

Cher ami, je vous livre ce récit afin que vous ne tentiez rien qui me détournerait de mon chemin. Ma détermination est inébranlable et, dussé-je la lui arracher des mains, je le délivrerai de son tourment.

Votre dévoué F.

PS

Enfin, cher ami, j’ai pris le temps de lire avec attention cet ouvrage, tout en prenant soin de m’attarder sur vos notes. Bien que leur sens m’échappât encore ; je ne suis guère versé dans l’art de la cryptographie, je n’y ai découvert aucune malice qui puisse vous porter préjudice. Pourquoi alors vous dérober ? Pourquoi demeurez-vous ainsi à son sujet ? Vous aurai-je offensé en portant ainsi à votre connaissance cette découverte fortuite ?

Lettre du 25 décembre 1903

Cher ami, j’ignore si je dois, si je peux. Ah ! Sera-ce une erreur tragique de ma part, que je n’aurai aucun regret ? Suis-je, en ce moment même, en train de bâtir le bûcher sur lequel je mériterai de périr ? Cette nuit ? Me suis-je damné ? Ai-je offert mon âme à un démon femelle ? Que cela soit ! Alors je n’aurai aucun regret, encore une fois !

Souvenez-vous ! Dans ma précédente missive, je vous ai rapporté ma conversation nocturne avec son portrait, apparu sur les briques couvertes de suie de la cheminée.

Le lendemain, en proie à des violentes passions, je ne désirais plus qu’une seule chose : la revoir. Hélas, comme je me précipitais dans l’âtre froid, je n’y découvris que le sombre obscur de la pierre noire ; son portrait avait disparu. Incapable de me maîtriser, je me hâtai vers les appartements de Herr Rotemberg. Seulement, à peine m’apprêtai-je à frapper à la porte, que me parvint la voix de ma logeuse, Frau Kallenberg. Nul doute qu’elle me guettait, car elle avait le teint rougeaud et le souffle court.

Ah ! Mein Herr ! Herr Rotemberg s’est absenté tôt ce matin. Un impératif ! Il ne reviendra que cet après-midi.

Taisant la rage sourde qui consumait mon cœur, je la remerciais à demi-mot. Nul doute qu’il sut, d’une manière ou d’une autre, tout de notre intime conversation de la veille. Dans les escaliers, chaque pas, chaque marche était un supplice, car je m’éloignais à chaque degré de cette femme, que je m’étais juré de délivrer. Posée sur la rampe, ma main me paraissait de plomb, de même que mon corps de plus en plus lourd. Ah ! Maudit qu’il soit ! M’interdire de la voir ! Tout ce temps que je passais avec lui à relater mes visions de la cité. Avait-il éventé mon subterfuge ? Avait-il deviné que ma soumission n’était que feinte ?

Alors que je me traînais, âme en peine, vers mes appartements, les questions, les doutes m’assaillaient. Je croyais entendre sa voix ; murmure incessant et assourdissant. Arrivé sur le seuil de ma porte, je n’étais plus que chair mise à vif par les paroles humiliantes de cet homme. Il m’entourait, m’étouffait. Il était absent, mais non son esprit qui se lovait contre mon cœur. La main sur la poignée, la clé m’échappa des doigts tandis que je m’efforçais de l’introduire dans la serrure. Quel naïf fussé-je de croire que je pusse défier un sorcier ! Alors que les ferrures cédaient sous mes assauts désespérés, je maudissais le jour où je l’avais croisé, en même temps qu’une part de mon être se révoltait. N’avais-je point prêté serment ? Ne m’avait-elle point mise en garde contre son pouvoir, lui qui avait su la plier au sien ? Les yeux grands ouverts, en proie à la ruine, je m’effondrai sur le plancher à bout de force. Avec le peu de force qu’il me restait, je repoussais la porte ; personne ne devait être témoin de ma déchéance, pas même celle dont je fixais le portait au plafond. Délirant, je fus saisi d’un fou rire incoercible, car ce n’était plus son portrait que je contemplais, mais elle, toute entière, de sang et de chair. Elle descendait depuis les airs, vêtue d’une robe blanche, vaporeuse. Ses cheveux, couleur de feu, se déroulaient en cascade jusqu’au creux de ses reins, en même temps que de son index, encore plus pâle que l’albâtre, posé sur ses lèvres carmin, elle m’intimait le silence.

Poupée de chair entre ses mains, exsangue, je la laissai faire de moi son jouet. Combien de temps se passa ? Je l’ignore, non plus que je ne saurai vous décrire ce qu’il m’arriva. Sinon, que lorsque tout s’acheva, j’étais empli d’une vitalité nouvelle ! J’étais devenu en cet instant son champion et je sus que je triompherai de ce monstre dissimulé sous les traits de Herr Rotemberg.

Votre dévoué F.

Lettre du 1er janvier 1904

Hélas, que n’eussé-je compris plus tôt vos avertissements ! Ce jour-là, quand vous pénétrâtes dans vos appartements, je sus à l’effroi que je lus dans vos yeux que vous arrivâtes trop tard. Vous vous précipitâtes dans l’atelier. Mais vous aviez déjà deviné. Elle n’était plus ; d’elle ne demeurait que la toile vierge. Vous glissâtes votre regard vers le mien et je le soutins. Derrière vous, elle se tenait. Elle vous attendait. De moi, elle avait eut fait son instrument, celui qui, par sa main, l’achèverait, celui, qui, par sa main, la délivrerait. Je vous vis, alors qu’elle s’apprêtait à planter ses crocs dans votre gorge, pointer un doigt vers la cité. Sur l’instant, je fus désemparé. Dieu me pardonne ! Car je vis ! Je la vis !

Je vous vis !

C’était vous, cher ami, travesti sous les traits grossiers de Herr Rotemberg, à présent que la vie vous fuit. Votre nom seul était déjà un avertissement*. Hélas !

Vous cachâtes le livre avant mon arrivée ; récit de votre effroyable découverte. Et ces notes ! Ces notes qu’en vain je tentai de déchiffrer. Ce n’était rien d’autre que les miennes que, chaque soir, je couchais dans le vain espoir de m’avertir. Hélas, la folie me consumait, tandis que chaque fois que je rêvais elle me visitait. Vous tentâtes de m’ouvrir les yeux. Mais il était trop tard, elle me tenait déjà en son pouvoir. Vous le devinâtes, je pense, lorsque vous m’interdîtes l’accès à vos appartements.

Mon sort fut scellé dès que je reçus votre courrier. Influencé par la dame, malgré votre résistance peu commune, elle vous suggéra de m’inviter en ces lieux. Vous prîtes alors l’identité de Herr Rotemberg – Rotemberg, Roterberg, ce seul lapsus aurait pu causer sa perte – dans le fol espoir de contrecarrer son dessein, car vous vous refusiez à l’achever. Hélas, nous sommes peu de choses face à des créatures comme elle, si belles, si vénéneuses. Vous êtes face à moi, étendue sur le sol, la gorge ouverte. Pas une goutte de sang n’a fui votre corps. Charlotte s’est redressée. Derrière elle, je devine la lame du bourreau qui me décapitera, à moins qu’elle ne fît de moi sa poupée d’éternité. En attendant, je lui lis une légende : Die scharlachroten Dame**.

Fin

* Roterberg : Le mont rouge

** Die scharlachroten Dame: La dame d’écarlate


Texte publié par Diogene, 21 septembre 2018 à 18h56
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