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tome 1, Chapitre 22 « La compétition » tome 1, Chapitre 22

Grey

C’était le début de l’après-midi, et le soleil haut dans le ciel faisait scintiller les blanches murailles de Château-Brillant. L’animation commençait seulement à se répandre dans le petit village que formaient les dizaines de pavillons installés là par les invités de Lord Alleister. Grey déambulait dans les allées, observant les tournoyeurs qui se faisaient équiper sous les chapiteaux, au-dessus desquels flottait leur bannière : les chevaliers enfilaient d’abord des chausses de mailles, auxquelles leurs écuyers fixaient ensuite les éperons. Ils revêtaient alors un haubert de cuir épais, puis une cervelière de cuir, par-dessus laquelle s’enfilait le heaume, lui-même lacé au col du haubert par des lanières de cuir. Des plaques de métal étaient attachées à leurs jambes et à leurs bras, une armure de corps fixée à leur torse. Enfin, pour se distinguer de ses pairs et être reconnu de tous, chacun passait par-dessus tout cet attirail de protection une cotte de soie aux couleurs de sa maison, affichant sur sa poitrine ses armoiries familiales ou personnelles.

Barthelme Senjak disparu, Grey se retrouvait sans adversaire au deuxième tour du tournoi, et avait été déclaré qualifié par forfait : il était donc dispensé aujourd’hui de tout ce cérémonial, ce qui l’arrangeait d’autant plus que lui n’avait pas d’écuyer, et devait donc s’équiper entièrement seul.

Comme la veille, il gagna avec une fierté secrète la tribune principale, où trônait déjà Lord Alleister, au milieu de ses invités d’honneur. Il prit place derrière Theodora Palamede, à sa gauche et en retrait par rapport à leur hôte. Grey n’avait pas oublié leur échange de la veille, et le jeune homme regardait à présent la belle, dans la lumière du jour, d’un œil bien différent. Les promesses qu’elle lui avait fait miroiter étaient-elles sincères ? Il lui semblait que les efforts qu’elle déployait -semblait-il continuellement- pour capter l’attention de tous, s’adressaient aujourd’hui en partie à lui.

Mais pouvait-il accorder sa confiance à une femme comme elle ? La façon dont elle intriguait pour gagner la faveur des personnalités qu’elle souhaitait placer dans son jeu était très semblable à la façon dont lui-même œuvrait pour faire avancer ses propres intérêts. Mais là était justement la source de sa défiance : elle lui ressemblait beaucoup… or, lui ne se serait pas fait confiance, s’il avait dû négocier avec lui-même… En cet instant, tout en étudiant le profil délicat de la jeune femme, n’était-il pas déjà en train d’imaginer des stratagèmes par lesquels il pourrait gagner le premier rang de la tribune pour reprendre ses discussions avec le maître des lieux ? Quel idiot choisirait en toute conscience de s’allier à ce genre de manipulateurs ?

L’agression dont avait été victime sa septa la nuit dernière avait joué une fois de plus en sa faveur, Lord Alleister étant légitimement considéré comme responsable de l’incident, causé par l’un de ses invités, sous son toit : Grey saurait jouer, si cela pouvait s’avérer utile, de son embarras, ou de son éventuel sentiment de culpabilité.

L’attentat contre Lord Elias Palamede lui avait offert de même une bonne carte à jouer : Eleanne était parvenue à sauver la vie du héros du jour, Ser Amyntas, qui avait frôlé la mort pour sauver son seigneur. Puis, c’étaient les talents de traqueur d’Edoyn qui avaient confirmé que l’attaque n’était pas un accident. Pour ces deux réussites, les Palamede lui étaient à présent redevables, et par extension, Lord Alleister aussi.

Grey n’avait pu éviter de se demander si leur hôte aurait pu être à l’origine de l’assassinat : une tentative de se débarrasser d’un candidat plus que sérieux à la main de sa sœur Lindzy, pour laquelle Alleister avait visiblement davantage que de simples sentiments fraternels ?

Grey n’avait pour l’instant trouvé aucune raison d’écarter l’hypothèse qu’Alleister soit déjà à l’origine de l’empoisonnement de son père Jakob, grâce auquel il avait pu accéder à son nouveau statut de Lord. S’il avait pu empoisonner son père, il était plus que plausible qu’il ait pu envisager de même d’assassiner un prétendant.

La rivalité entre Lord Elias et Ser Wallace Fingal, qui créait tension et désordre sous son toit avait-elle pu pousser Lord Alleister à tenter de supprimer l’un des deux fauteurs de troubles ?

Le grabuge qui résultait des événements du matin excluait cette hypothèse : il était évident que la mort de l’un de ses invités -l’un de ses invités d’honneur qui plus est- était bien pire pour sa réputation ou la réussite de ses festivités, que les désagréments causés par les accrochages incessants entre Palamede et Fingal.

Au point que Grey en était venu à se demander si Lord Alleister n’aurait pas pu être plutôt la cible de tous ces incidents : son frère Seth pouvait-il en être l’instigateur ? Privé pour l’heure de son droit à la succession, celui-ci pouvait espérer recouvrer le titre accaparé par son jumeau, si ce dernier devait perdre la face devant toute la noblesse du Val.

Seth aurait-il pu payer un chevalier sans foi ni loi comme Ser Barthelme Senjak pour saboter le tournoi ? Aurait-il été jusqu’à provoquer la mort de l’un des invités pour déshonorer son rival ?

La question à laquelle revenait sans cesse Grey était : à qui tout cela profitait-il ?

Ser Barthelme avait éliminé de façon déloyale deux concurrents lors du tournoi, mais en étant exclu depuis la veille au soir, il n’avait plus rien à gagner à l’élimination crapuleuse du favori.

Celui qui tirerait le plus certainement avantage de la disparition de Lord Elias… c’était Ser Wallace Fingal, qui cherchait peut-être à obtenir par le crime la main de Lindzy Wight, ou qui se vengeait peut-être simplement d’Elias pour son humiliation au tournoi.

Grey lisait dans l’œil de son demi-frère Logan une malice qui pourrait bien être davantage que le simple signe d’une nature taquine, et trahir un authentique esprit malfaisant, à l’instar de celui de Senjak. Cette théorie était en définitive la seule sur laquelle il lui était possible d’investiguer : si Logan Snow était le coupable de l’attentat contre Lord Elias, cela impliquait qu’il ait faussé compagnie au groupe de chasseurs qu’il accompagnait, le temps de son forfait. Il lui aurait alors sans doute fallu patienter un temps significatif avant de voir passer sa cible, et cette disparition ne serait certainement pas passée inaperçue. C’était un point qu’il lui faudrait vérifier auprès de ses nouveaux amis de la maison Sewell, qui avaient été associés aux Fingal pour cette chasse : si le bâtard s’était éclipsé à un moment quelconque de l’expédition, eux s’en seraient certainement rendu compte. Lord Hasgard et son frère Dalton étaient parfaitement honorables et ne lui en feraient pas mystère.

Ces questions semblaient totalement étrangères à Lindzy Wight. Toujours enjouée et enthousiaste, la sœur de Lord Alleister battait des mains et poussait des cris d’encouragements comme la première villageoise venue, tandis que s’avançaient sur la lice les deux premiers jouteurs de la journée : d’un côté le fameux Lord Elias Palamede, qui avait noué à son bras la faveur de Lindzy, dérobée la veille à Wallace Fingal ; et de l’autre son frère cadet Ser Demetrios, singulièrement pâle. Lui aussi arborait à son poignet le foulard d’une demoiselle -mais Grey avait appris par Eleanne ce qu’il en était de la vertu de la jeune Myriah Hawk. Il était vraisemblable que Demetrios ignorât tout de la conquête réalisée par son frère la nuit passée, car il adressa en passant un sourire fantomatique mais visiblement dénué d’arrière-pensées à la Dornienne.

L’attitude fière -orgueilleuse- de Lord Elias était inchangée par rapport à la veille, mais Grey voyait bien que son jeune frère, lui, n’était qu’une ombre de lui-même. Il se souvint des préceptes de Mickolas et il sut que la joute serait sans enjeu. Un combattant qui n’est pas convaincu de devoir combattre, ou qui ignore comment il doit le faire, a perdu la bataille avant même qu’elle ait commencé. Pour le maître d’armes, la détermination était l’essence même du combat.

Or, si Ser Demetrios était déterminé, il était déterminé à perdre, à l’évidence.

La prédiction de Grey fut confirmée quelques instants plus tard, dès le premier échange. Alors que Demetrios s’était monté un cavalier inamovible la veille contre Lord Estevan Hawk, il glissa cette fois hors de ses étriers au premier contact de la lance de son frère sur son armure. Lord Elias fit pour sa part montre de la même invincible assurance pour terrasser son innocent frère que la veille lorsqu’il s’était agi de défaire son rival et ennemi intime : puissant, à l’aise, il avait visé sa cible et n’en avait pas dévié. Il y avait quelque chose de glaçant à voir une telle technique aussi efficacement mise à l’œuvre.

Une fois le garçon -qui devait avoir l’âge de Grey- tombé à terre, son vainqueur fit un tour pour saluer la foule mais n’accorda pas le moindre geste de compassion ou de soutien à son frère, laissant les gens de leur maison le reconduire hors de la lice.

Grey se demanda quel genre d’image Lord Elias comptait se donner en se comportant de la sorte : certes, la puissance aimante les ralliements, mais il n’était pas impossible que les accords que sa sœur s’évertuait à nouer ne se trouvent stupidement compromis par le mépris que lui, persistait à adresser à la terre entière. C’était peut-être aussi l’une des raisons pour lesquelles Lord Alleister n’avait pas encore accordé aux Palamede l’alliance qu’ils étaient ostensiblement venus chercher à Château-Brillant.

Grey scruta la réaction de Lindzy face à l’attitude d’Elias. Une main sur la rambarde, celle-ci continuait de sourire, mais Grey voyait bien que son enthousiasme était retombé et que ce sourire n’était que de façade : elle non plus n’imaginait sans doute pas qu’un mariage avec Lord Elias puisse être annonciateur de jours heureux pour elle.

Deux nouveaux champions firent leur entrée, et Lindzy se remit à battre des mains, plus modérément cette fois comme si un poids restait posé sur son cœur. C’était le nom de Lord Yohn Royce -plus importante personnalité du Val après Lord Jon Arryn et sa famille- que la foule acclamait à grands cris. Les applaudissements de Lindzy, eux, se firent plus généreux à l’appel de son adversaire, Ser Marlon Lockhart. Lui aussi eut droit à quelques cris d’encouragement, plus aigus ceux-là : ceux de femmes et d’enfants, auquel le jeune et beau chevalier au phénix paraissait naturellement plus sympathique.

Lord Yohn portait pour sa part sa fameuse armure de bronze gravée de runes, supposée le rendre invulnérable. Grey souhaita intérieurement bonne chance au valeureux Marlon, dont il avait pu apprécier les qualités, personnelles aussi bien qu’athlétiques, le matin-même, mais il lui donnait peu de chances face à un tel adversaire.

Après les saluts d’usages, les deux chevaliers s’élancèrent l’un vers l’autre, avec des styles très différents : sûr de la protection que lui offrait son armure, Lord Yohn se positionnait de façon plutôt agressive en selle, tandis qu’en face, Ser Marlon se montrait beaucoup plus prudent, presque sur la défensive. Une première fois, leurs deux lances se brisèrent. Puis une deuxième, et une troisième encore. A la quatrième, seul le Bronzé atteint sa cible, mais Ser Marlon se maintint fièrement en selle, imperturbable. Encore un cinquième, puis un sixième passage, et toujours Ser Marlon maintenait sa posture défensive, solide et patiente : c’était comme s’il attendait quelque chose. Les minutes s’étiraient, le temps entre chaque assaut s’étendant progressivement, à mesure que cavaliers comme montures subissaient le poids de la tension, de la fatigue et de la chaleur.

Il fallut sept passages pour les départager : au septième, c’est contre toute attente Lord Yohn qui finit par choir, vaincu par son armure trop lourde qui l’avait pourtant parfaitement protégé, et par la capacité d’endurance de son adversaire plus fringant.

C’était donc cela, qu’avait attendu Ser Marlon, se dit Grey : que Lord Yohn s’épuise tout seul, défait par ce qui était supposé constituer sa propre force. Un pari risqué, mais que l’assurance à cheval et la solidité athlétique de Marlon avaient rendu payant.

Le Phénix blanc eut droit à des salves d’applaudissements, qui redoublèrent encore lorsqu’il descendit de sa monture pour aider le seigneur à se relever et à quitter dignement la lice. L’un des favoris sortait ainsi du tournoi, remplacé par un nouveau prétendant tout à fait sérieux. Grey imagina qu’il lui faudrait toutefois hausser encore son niveau pour affronter au prochain tour Lord Elias Palamede, à qui une seule lance avait pour l’instant chaque fois suffi pour désarçonner ses concurrents.

Mais déjà venait l’heure de la dernière joute de ce deuxième tour : celle de Mickolas contre le mystérieux chevalier aux Trois Ours.

Des sentiments mélangés s’exprimèrent en lui lorsqu’il entendit que son maître d’armes recevait moins d’encouragements que son adversaire pourtant inconnu : à la déception que sa maison reste si peu populaire auprès des spectateurs de tous rangs, se mêlait la satisfaction honteuse qu’au moins Mickolas ne soit pas plus acclamé que lui.

C’est à cet instant, juste après que les deux chevaliers aient été appelés, que l’intendant de Lord Alleister fit son apparition dans la tribune, se glissant entre les fauteuils matelassés pour atteindre son seigneur et lui chuchoter quelques mots à l’oreille. Alleister dévisagea l’intendant, puis resta quelques instants figé, comme Grey l’avait déjà vu faire lorsqu’il avait une décision importante à prendre. Enfin, il se leva et quitta la tribune, laissant ses invités interdits.


Texte publié par Akodostef, 14 novembre 2018 à 07h51
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