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tome 1, Chapitre 18 « Festivités » tome 1, Chapitre 18

Mickolas

Le dîner de la veille avait été décent, mais il ne s’était pas encore réellement agi de festivités. A présent que le tournoi avait débuté et que l’on était réellement dans l’événement, dames et chevaliers s’étaient parés de leurs plus beaux atours pour ce banquet qui se prolongerait dans la nuit par un bal. Compte tenu des incidents survenus pendant la journée -la blessure sérieuse de Ser Robar Royce, la triche dont Ser Dalton Sewell avait été victime-, Mickolas ne voyait guère de raisons de se réjouir de la sorte, et participer à une soirée de danses et d’excès ne lui paraissait pas la meilleure façon de préparer les joutes du lendemain, ni pour lui, ni surtout pour son jeune élève à la constitution moins solide.

L’humeur maussade du maître d’armes s’était transformée en cours de journée en franche colère après la dernière joute, et Mickolas ne pouvait s’empêcher de dévisager fixement Ser Barthelme Senjak, ce soi-disant chevalier qui n’hésitait pas à recourir aux pires fourberies pour retirer ses adversaires de la compétition.

Grey

Les festivités avaient à présent réellement débuté. Chacun se présentait ce soir dans sa tenue la plus distinguée en prévision du bal qui suivrait le banquet, et Grey avait revêtu un costume élégant aux couleurs de sa maison, en velours noir agrémenté d’un mantel de soie verte accroché à son épaule gauche. Compte tenu des accomplissements de la journée -sa victoire dans la joute, le rapprochement qu’il avait pu opérer avec Lord Alleister-, il se sentait parfaitement d’humeur à profiter de cette soirée.

L’importance des invités se mesurant lors des repas à la distance qui les séparait de leur hôte, Grey se réjouissait d’avoir gagné quelques sièges depuis la veille : de simple anonyme relégué en bout de table, il était à présent accepté parmi la trentaine de personnalités notables. Assis à côté d’une femme sèche d’une quarantaine d’année à la peau mate et aux gestes raffinés, il ne pouvait empêcher son regard de dériver constamment vers les plus hauts sièges, occupés par Lord Alleister, sa sœur Lindzy, et leurs invités d’honneur Lord Elias et Theodora Palamede : tous quatre jeunes, beaux, élégants, ils incarnaient la puissance et le prestige, et Grey brûlait de l’envie de rejoindre ce tableau dont ils étaient les héros parfaits.

En dépit de son humiliante défaite face à Lord Elias Palamede, Ser Wallace Fingal continuait de jouer grossièrement les intrus : tout comme la veille, il se tenait debout entre Lindzy et Lord Elias, négligemment appuyé contre le dossier de la damoiselle convoitée tandis qu’il échangeait avec elle. Les regards courroucés et les piques acerbes de Lord Elias ne semblaient provoquer chez lui que d’imaginatives réparties qui lui valaient les rires embarrassés des convives alentours, et de Lindzy en particulier, qui tentait tant bien que mal de dissimuler ces éclats derrière une main délicate portée à sa bouche. Ni Elias ni sa sœur Theodora ne goûtaient toutefois ses plaisanteries, d’autant que le malotru avait résolu de porter pour cette soirée, noué à son cou, un foulard de la même couleur que celui que lui avait offert Lindzy en gage de sa faveur pour le tournoi.

Seul un mystérieux équilibre des influences et des ambitions pouvait justifier que Lord Alleister n’ait pas renvoyé Ser Wallace à sa place, et que Lord Elias ne l’ait pas provoqué en duel pour ses outrages. Grey se demanda quel pouvait être l’attrait de la maison du Nordien pour ces deux seigneurs, pour qu’ils le tolèrent de la sorte.

Eleanne

Les regards des convives se tournaient naturellement au cours du repas vers l’estrade où trônaient les plus nobles invités de Lord Alleister. Assise à côté du mestre Narses qui l’entretenait de différentes techniques de médecine qu’il avait expérimentées lors de sa formation à Villevieille, Eleanne s’intéressait, elle, à un curieux manège qu’elle avait repéré tout à fait fortuitement : tandis qu’il lui parlait, Narses laissait régulièrement son regard scrutateur dériver vers l’estrade réservée à la noblesse. En suivant ce regard sans donner l’impression de s’y attacher, elle comprit que c’était une femme que dévisageait le mestre : la deuxième femme qu’Eleanne avait remarquée lors de leur arrivée à Château-Brillant. Aussi rousse que la plantureuse Lindzy, cette femme-ci était en contraste bien plus sèchement sculptée, et dégageait une aura sourdement menaçante. Elle était assise cette fois à côté d’un homme particulièrement âgé, aussi mince qu’elle et qui portait une longue barbe blanche. La proximité des couleurs de leur tenue, comme leur ressemblance physique, laissa supposer à Eleanne qu’il s’agissait d’un père et de sa fille. L’expression du visage du père était toute à la bonhommie et à la bienveillance tandis qu’il s’entretenait, souriant, avec ses voisins.

Le regard de la fille, comme celui de mestre Narses, dérivait régulièrement, comme magnétiquement attiré… Mais ce n’était pas le mestre qu’elle regardait, elle : c’était Lord Elias Palamede, au haut bout de la tablée. Elle le dévisageait, indéchiffrable, puis elle retournait à la contemplation silencieuse de son assiette. Et systématiquement, le regard de Narses revenait l’observer observant Elias, l’un comme l’autre faisant semblant de ne pas réellement s’intéresser à l’objet de leur observation.

Lord Elias, lui, n’était accaparé que par les Wight et par le trublion Nordien -Ser Wallace Fingal- et il ne paraissait avoir aucune conscience du petit manège qui occupait son mestre et la mystérieuse femme rousse. Quelle était l’histoire de ces trois-là, et quelle était la nature de la relation qui semblait les lier ?

Edoyn

Une séance de chasse avait été annoncée pour le lendemain matin.

Edoyn n’imaginait pas bien comment tous ces beaux messieurs qui prévoyaient de festoyer et de danser jusque tard dans la nuit, seraient en mesure de se lever au petit jour pour débusquer le gibier, et encore moins comment les soi-disant champions seraient ensuite capables de rivaliser sur le champ de lice.

La tenue de cette chasse restait néanmoins pour Edoyn une excellente nouvelle, la seule qui ait suscité son enthousiasme depuis le début de la soirée. Ses voisins de table, simples serviteurs du même rang que lui, se passionnaient, eux, pour des conversations qu’il jugeait sans le moindre intérêt.

Il y avait ceux qui faisaient des paris sur la suite du tournoi : le bâtard Nordien, Logan Snow, cherchait à se refaire des sommes qu’il avait perdues en misant sur son frère, défait par celui qui faisait figure de favori, Lord Elias Palamede. Snow prenait tous les paris contre une victoire finale de Lord Elias : il ne pariait pas sur sa défaite au prochain tour face à son frère cadet Ser Demetrios, mais gageait qu’il ne serait pas l’ultime vainqueur. Cette position lui attirait l’attention d’une bonne part des parieurs, intéressés par l’opportunité d’un pari contre un joueur motivé par l’esprit de revanche plutôt que par la rationalité.

Il y avait aussi ceux, encore plus nombreux, qui échangeaient des ragots sur les personnalités présentes – Ser Lyn Corbray par exemple, qui avait été vaincu lors de sa première joute et qui, disait-on, préférait les hommes aux femmes.

On débattait du nom de celui qui obtiendrait la main de Lindzy Wight, Ser Wallace Fingal conservant manifestement ses chances en dépit de sa défaite au tournoi.

On lançait des hypothèses sur l’identité du mystérieux Chevalier aux Trois Ours.

Grey

« Personne ce soir ne porte les couleurs du Chevalier aux Trois Ours », fit remarquer Grey.

Sa voisine était Lady Prudence Hawk, une Dornienne élégante mais dont l’âge commençait à se voir derrière les artifices du maquillage. Sa langue était toutefois aussi acérée que son regard, ce qui faisait d’elle une potentielle source d’informations pour Grey.

Toujours digne dans sa posture, la dame lançait de redoutables piques sur telle ou telle personnalité, basées soit sur sa fine observation des comportements, soit sur une connaissance de faits que Grey ignorait pour sa part : il entretenait donc la conversation, avec l’espoir d’en apprendre davantage sur l’histoire et les relations des uns et des autres.

« Ce qui signifie », commenta Lady Prudence, « soit que le Chevalier aux Trois Ours se terre dans son pavillon à l’extérieur du château et qu’il ne souhaite pas que son visage soit révélé… soit qu’une fois son armure retirée, le mystérieux chevalier est en réalité l’un des invités actuellement présents dans cette salle. »

Grey lui répondit d’un regard connivent.

« Mon maître d’armes penche pour la première hypothèse. Pour lui, le Chevalier aux Trois Ours pourrait être Seth Wight, venu revendiquer ses droits sur Château-Brillant s’il parvenait à triompher. » Il ponctua sa déclaration d’un sourire en coin, manière de laisser penser qu’il n’y croyait pas vraiment -au cas où son interlocutrice trouverait la théorie risible.

Celle-ci perdit au contraire tout sourire lorsqu’elle l’entendit.

« J’ai pour ma part une autre théorie quant au sort de Seth Wight. »

Grey haussa un sourcil intéressé pour l’encourager à poursuivre.

« Vraiment ? »

La Dornienne, poignets posés dignement sur le bord de table et le dos toujours impeccablement droit, le dévisagea pour scruter ses réactions.

« Ne trouvez-vous pas étonnant que Lord Alleister ne recherche pas plus activement son frère disparu ? »

Grey haussa lentement les épaules, pour marquer son indécision.

« J’ai posé la question à Lord Alleister. Son frère était souvent absent du château, il n’avait donc pas réellement d’attache ni de rôle dans la maison : Alleister se satisfait qu’il ait choisi de se retirer. »

Lady Prudence sourit, sceptique.

« Prendriez-vous ce risque, vous ? Que quelqu’un possède des droits à la succession au moins équivalents aux vôtres, conteste votre revendication, et disparaisse sans que vous sachiez où, potentiellement en quête de soutiens pour vous renverser ? »

Elle le laissa bien mesurer ce que serait sa réponse si la question n’avait pas été que rhétorique, avant de conclure, définitive :

« Pour moi, Seth a été éliminé. »

Les yeux de Grey s’arrondirent : c’était une sérieuse accusation, un fratricide. Et pourtant à observer froidement les faits, ç’aurait sans doute été la décision la plus judicieuse -quoiqu’évidemment moralement condamnable- qu’aurait pu prendre Lord Alleister pour sécuriser sa position. Mais il fronça les sourcils :

« Alleister avait provoqué son frère en duel. Ils devaient s’affronter, et Seth-le-courtisan n’avait dit-on aucune chance face à l’homme d’armes qu’est Alleister. Pourquoi ne pas simplement attendre de défaire publiquement et officiellement son rival, quand la méthode paraît aussi sûre et avantageuse ? »

A bien y réfléchir, oui, Lord Alleister s’était trouvé dans l’obligation de gérer la nuisance que représentait son frère. Mais la solution qu’il avait imaginée pour ce faire, en le provoquant en duel, était la plus efficace à tous points de vue, et donc la plus judicieuse. Cette constatation fit naître en lui une autre théorie :

« Et si… ? Nous regardons la situation du point de vue d’Alleister, mais voyons-la plutôt de celui de Seth : lui aussi se trouve dans la position de l’héritier, et lui aussi doit se débarrasser de son rival. Mais lui n’a pas la possibilité de remporter ce duel face à son frère, pour lui ôter ses droits : s’il l’affronte, il perdra. Il n’a pas non plus le soutien des serviteurs de la maison, tous acquis à Alleister. Quels recours lui restent-ils ?...

Et si… ?

Et si l’homme assis dans le fauteuil de notre hôte n’était pas Lord Alleister, mais Lord Seth Wight, qui aurait fait disparaître son jumeau encombrant, et assumerait depuis son identité ? »

L’idée lui était apparue comme ça, saugrenue. Mais en la formulant, Grey réalisa qu’elle méritait peut-être qu’on la considère plus sérieusement. Son regard se porta à nouveau vers les sièges centraux, où trônait Lord Alleister. L’homme était-il celui qu’il prétendait être ? L’avait-il découragé d’investiguer sur la disparition de Seth pour éviter que Grey ne découvre qui il était réellement ?

Les sourcils de Lady Prudence s’étaient froncés, tandis qu’elle réfléchissait elle aussi à cette folle proposition. Des serviteurs déposaient sur leur table une nouvelle ronde de plats, emportant en toute discrétion le service précédent. Elle finit par secouer légèrement la tête en signe de dénégation.

« Vous m’avez presque entraînée dans votre théorie, Ser Grey. Elle est bien pensée, et séduisante a priori. Mais elle ignore que Seth Wight souhaitait conclure une alliance avec notre maison, un accord commercial mutuellement profitable pour lequel il nous avait fait voyager avec lui depuis Dorne pour la faire valider par son père, Lord Jakob.

Seth devait épouser notre fille Myriah -et cette nécessité contractuelle avait tout pour lui plaire, car il lui portait beaucoup d’attention et semblait la trouver très à son goût, ce depuis le premier jour qu’il l’avait rencontrée. »

Ce qu’on pouvait tout à fait comprendre, jugea Grey en portant son regard sur la jeune femme, dont la peau et les cheveux sombres faisaient ressortir le bleu clair des yeux. Il avait déjà constaté sa séduisante plastique lorsqu’elle avait accordé sa faveur à Ser Demetrios Palamede au tournoi, et noué son foulard à la pointe de sa lance.

« Or, depuis la disparition de Seth, Alleister est resté égal à lui-même concernant cette entreprise de son frère : il n’y porte à peu près aucun intérêt et n’entend pas œuvrer à son aboutissement. Il a eu la courtoisie de maintenir son hospitalité envers nous pour la durée des festivités qu’il a organisées, mais de mariage et d’alliance, il n’est plus question. On voit bien », dit-elle en orientant le regard de Grey vers la table des hôtes, où Alleister trônait à côté de Theodora Palamede, « que ses yeux sont pour une autre. »

Eleanne

Lord Alleister avait pris lui-même le flacon de vin rouge de Dorne pour servir Theodora Palamede, geste plein d’égards témoigné par le seigneur envers son invitée privilégiée. La belle Theodora, dont la tenue et le port étaient ceux d’une authentique princesse, ne tarissait pas d’efforts en retour pour captiver l’attention de son hôte et l’accaparer. Se penchant pour murmurer à son oreille, elle ramenait ensuite une mèche de ses longues boucles blondes derrière son épaule nue, d’un geste sensuel et étudié. C’était à l’évidence une très jolie jeune femme, cette Theodora Palamede. Vêtue et apprêtée comme elle l’était depuis le début des festivités, elle était probablement la plus belle de l’assemblée. Mais depuis qu’elle avait découvert la réalité du lien de parenté entre Lord Alleister et sa « sœur » Lindzy, Eleanne observait avec d’autant plus de suspicion la multitude de petits gestes, de petites attentions qui trahissaient une affection plus profonde entre eux : une main de Lindzy posée sur celle d’Alleister pour l’interpeler ; les doigts d’Alleister effleurant le bras nu de Lindzy pour lui demander de patienter tandis qu’il achevait un échange avec Theodora ; la proximité était réciproque. Y avait-il entre eux davantage de sentiments qu’un frère n’en doit à sa sœur, et une sœur à son frère ?

Grey

Un orchestre installé sur un long et étroit balcon sur un flanc de la salle s’était mis à jouer. Une musique sans aspérité, jouée du bout des doigts pour rester discrète, et dont les motifs se répétaient toutes les quelques mesures. Une musique de fond, en attendant celle qui animerait plus tard le bal.

Grey avait suivi du regard la direction que lui avait indiqué Lady Prudence, et observait les jeux de séduction entre Theodora Palamede et Lord Alleister Wight. Il semblait à Grey que la belle n’avait guère d’efforts à produire pour capter l’attention de son entourage, son apparence et son attitude lui attirant spontanément les regards des hommes et la jalousie des dames. Il lui fallait néanmoins redoubler d’effets pour maintenir l’intérêt de son voisin, sollicité de toutes parts pendant le repas. Lord Alleister en retour faisait preuve à son égard d’une certaine délicatesse, adoucissant ses gestes ordinairement directs et efficaces -militaires- lorsqu’il s’adressait à elle. Mais Grey ne s’y trompait pas : le seigneur ne manifestait pas cette fébrilité qu’ont les gens qui souhaitent à tout prix satisfaire les besoins d’un être aimé pour en être aimé en retour.

« Lord Alleister a probablement prévu de marier sa sœur Lindzy à Lord Elias Palamede », fit-il remarquer. « Ce mariage scellerait l’alliance entre leurs deux maisons, et il n’y aurait plus d’intérêt alors à ce qu’il épouse de son côté Theodora. Je trouve d’ailleurs qu’il ne montre pas particulièrement d’entrain à la courtiser. »

Prudence Hawk eut un sourire en coin.

« Vous m’avez mal comprise, Ser Grey. Je ne pense pas que ce soit pour Theodora Palamede que batte le cœur de Lord Alleister… »

Elle s’éclaircit la voix, pour mieux la maîtriser, et reprit à voix basse :

« Peut-être l’ignoriez-vous, mais les jumeaux Wight n’étaient en réalité que cousins de Connor et Lindzy, qui ne sont devenus les enfants de Lord Jakob que par adoption. Lord Jakob avait en effet autorisé sa sœur Leah à épouser un chevalier de leur maison dont elle s’était éprise, et qui s’était montré particulièrement valeureux et loyal. Il leur avait fait construire une longère sur un bout de terre qu’il leur offrit, à proximité de Château-Brillant, où ils vécurent modestement, entourés de seulement quelques serviteurs avec lesquels ils exploitaient eux-mêmes la terre. Lindzy et son frère Connor sont nés de cet amour sincère mais… qui finit de façon tragique. »

Grey sourit d'un air complice, tout enorgueilli de posséder déjà cette information grâce à la conversation qu’avait eu Septa Eleanne avec Ser Connor Wight.

« Je l’ai appris, en effet. » Et il cita l’histoire que lui avait rapportée la septa : « Ser Connor nous a raconté ce qui était arrivé à ses parents, quelques années après la naissance de Lindzy : alors que leur exploitation était désormais bien installée et commençait à prospérer, toute la maisonnée, serviteurs compris, a commencé à souffrir d’une maladie qui les rendait tous faibles et nauséeux. Connor et Lindzy, tout jeunes enfants, ont été éloignés du manoir et conduits à Château-Brillant pour les protéger de la contamination… Peu de temps après, leurs parents sont décédés, et Lord Jakob les a adoptés. »

Lady Prudence, visiblement bien informée, devait déjà connaître tout ceci. Mais lui, détenait une donnée supplémentaire qu’il choisit de partager avec la Dornienne pour emporter définitivement son estime -qui aime les secrets aime ceux qui les connaissent :

« Je ne crois pas que ce soit réellement la maladie qui ait emporté la sœur de Lord Jakob. » Il se tut un instant, laissant la musique meubler ce silence qui se voulait un appât irrésistible à la curiosité de son interlocutrice.

Elle tourna un œil intrigué vers lui, et alors il reprit :

« Mon maître-veneur est tombé fortuitement cet après-midi sur le corps de ferme où la sœur de Lord Jakob et son époux ont vécu, qui ne se trouve qu’à quelques lieues d’ici. Il y a trouvé les vestiges d’un canal, qui faisait parvenir à la ferme une eau dérivée d’un ruisseau qui court sur le fief des Armrod… Le canal est, depuis, asséché ; la déviation de la source, condamnée.

Connaissant la réputation de ces sinistres voisins, et la profonde hostilité que semble leur vouer Lord Alleister -qui ne les a pas invités à cet événement auquel il a pourtant convié tout le reste du Val- je pressens que la cause de la maladie pourrait avoir été… un empoisonnement. »

Eleanne

« Comment cela se passe-t-il à Villevieille ? Lorsqu’un mestre est missionné pour servir telle ou telle maison, la Citadelle en est-elle informée ? Les autres mestres savent-ils qui est engagé, et où ? »

Eleanne aurait préféré être installée n’importe où plutôt qu’à côté de Mestre Narses, dont le regard de biais la mettait décidément mal à l’aise. Le bonhomme semblait cultiver volontairement cet aspect : il conservait en permanence une position voûtée et regardait ses interlocuteurs par en-dessous comme un bossu alors qu’il était loin d’être assez vieux pour être réellement courbé par l’âge, et paraissait par ailleurs en bonne forme physique.

En le voyant toujours ainsi, penché en avant et la main sur le bas du col de sa veste, Eleanne avait l’impression d’avoir affaire à un déterreur de cadavres, serrant contre son cœur quelque sombre secret. Être assise sur le même banc que lui, et bien qu’il fût en réalité plus richement habillé qu’elle, la faisait se sentir sale, souillée. Mais puisqu’elle était condamnée à partager son repas à ses côtés, elle entendait bien en profiter pour nourrir sa curiosité, et en apprendre le plus possible sur lui, la maison qu’il servait, et sur leurs relations avec les Wight.

« Les mestres et la Citadelle entretiennent un réseau, en effet. Le savoir est notre commerce, et il est important pour tous que nous sachions où chacun se trouve, et peut être joint. Il peut se passer des mois, voire des années, avant qu’une information nous parvienne, mais nous faisons tout notre possible pour la faire circuler entre nous. »

Voilà qui allait dans le sens qu’espérait Eleanne.

« Connaissiez-vous ce Mestre Owain, qu’avait enrôlé Lord Jakob et qui a disparu la nuit où celui-ci a justement été victime de sa soudaine… maladie ? », demanda-t-elle. « Lord Alleister nous a indiqué qu’il avait été recruté un an plus tôt, environ. »

Mestre Narses releva sa tête rasée de son assiette et regarda au loin, devant lui, un sourire mystérieux sur les lèvres. C’était comme s’il regardait au-delà des murs du château, communiquait avec un ailleurs invisible. Eleanne crut un instant qu’il n’allait pas lui répondre.

« Je connais son nom, oui. Je connais ses talents. Mais je ne l’ai pas connu personnellement. »

Les mestres de la Citadelle forgeaient au cours de leur formation les maillons de la large chaîne qu’ils porteraient ensuite toute leur vie autour du cou : le métal de chaque maillon indiquait la science que le mestre était réputé avoir maîtrisé aux yeux de ses pairs. Eleanne ignorait la signification spécifique de chaque maillon, mais la chaîne de Narses en comptait beaucoup.

« C’était donc réellement un mestre ? », interrogea-t-elle naïvement, comme si l’usurpation d’identité était une pratique courante à Westeros.

Mestre Narses haussa les sourcils et son visage de fouine émaciée s’illumina d’un sourire incrédule.

« Eh bien… naturellement, oui ! », confirma-t-il. « Comment aurait-il pu en être autrement ? »

Eleanne répliqua sur le même ton badin : « Eh bien… force est de constater qu’il a disparu le jour même où son employeur a été victime d’un empoisonnement, ce qui laisse imaginer qu’il pouvait avoir des compétences et des motivations assez différentes de celles qu’on attendait. »

Le sourire du mestre disparut graduellement. Il tapota l’un des maillons de sa chaîne.

« La connaissance des simples est l’une des sciences basiques, que maîtrisent tous ceux de mon ordre pratiquement sans exception : on attend de nous une compétence en pharmacopée qui doit assurer la bonne santé de toute la maisonnée qui nous emploie.

Et il suffit malheureusement de bien peu de choses pour qu’un soigneur devienne un empoisonneur : comme pour tant d’autres choses, la bonne essence utilisée en quantité mesurée servira de remède… et dans un dosage excessif, elle deviendra poison.

Mais rien ne dit que Mestre Owain soit à l’origine de ce qui est arrivé à Lord Jakob Wight : s’il a disparu le même soir, c’est peut-être qu’il est lui aussi une victime de cet attentat.

J’aurais aimé pouvoir lire son journal pour mieux comprendre ce qu’il s’est passé, mais Lord Alleister m’a indiqué que celui-ci n’avait pas été retrouvé : c’est d’ailleurs le seul de ses biens qui ait disparu avec lui. »

« Tout le reste est encore ici ? », interrogea aussitôt Eleanne, de façon un peu trop véhémente.

Mestre Narses ne parut pas comprendre.

« Lord Alleister m’a autorisé à accéder à la chambre, voisine de celle qu’il occupe désormais », confirma-t-il. « Elle a été fouillée, mais tout est resté là, intact. Comme s’il n’était parti que pour la journée, et devait la regagner ce soir. »

Eleanne hocha la tête, pensive et incapable de feindre l’impassibilité. L’ancienne enfant des rues qu’elle était restée imaginait toutes sortes de scénarios rocambolesques, et sa curiosité était en train de prendre le pas sur sa respectabilité de septa actuelle. La fouille des affaires du mestre disparu représentait un tel potentiel de révélations... La dernière phrase de Narses en particulier lui faisait ressentir un sentiment d’urgence.

Oui, c’était décidé : elle irait cette nuit visiter la chambre du mestre Owain.

Mickolas

L’heure était venue.

LE grand moment de la soirée, avec l’ouverture du bal par Lord Alleister Wight et Lady Theodora Palamede. Tous deux jeunes, beaux, pleins de vigueur, magnifiquement vêtus. Issus d’une maison noble et promis à un avenir radieux, ils formaient ensemble un couple splendide. Destinés à se marier ? Mickolas ignorait les enjeux, mais il était manifeste que la question d’une alliance entre les deux familles était sérieusement envisagée.

Après un instant de silence complet dans la salle, les deux danseurs se mirent simultanément en mouvement, en harmonie avec la musique entamée par les baladins installés sur leur balcon. En dépit de l’encombrement que devait représenter sa remarquable robe cramoisie rehaussée de dorures, Lady Theodora se mouvait avec la grâce d’une danseuse professionnelle, entraînée à l’exercice. Les pas de Lord Alleister restaient marqués par une certaine rigidité martiale, mais ils étaient amples et maîtrisés, et il conduisait avec assurance.

Mickolas se sentait heureux d’assister à ce spectacle. Le succès promis à ces deux nobles figures, incarné même par elles, lui semblait une parfaite manifestation de la justice des dieux : qui s’évertuait à remplir dignement son rôle et se consacrait pleinement à sa tâche, se trouvait récompensé comme il le méritait.

Cet homme qui avait su assumer le commandement lors de l’accident survenu à son père, avait transformé un coup du sort en une opportunité de consolidation et de croissance pour sa maison. Il avait fait preuve d’autorité et d’initiative, deux qualités qui siéent à tout dirigeant. Il méritait d’épouser une femme aussi belle et bien éduquée que cette Theodora Palamede, et il leur souhaita intérieurement bonheur, prospérité… et qu’elle lui donne de nombreux héritiers.

Grey

Tous les nobles s’étaient alignés, debout le long des tables, encadrant largement l’espace dans lequel Lord Alleister et Theodora Palamede avaient évolué pour la danse inaugurale. Celle-ci achevée, les autres couples avaient été appelés à leur tour sur la piste, et Grey avait alors fait partie des nombreux invités qui, sans cavalière, s’étaient retrouvés à faire tapisserie. Sans surprise étant donné l’événement qui les rassemblait ici, la majorité des présents étaient en effet des hommes, même si nombreux étaient ceux venus accompagnés de leur épouse et parfois d’une de leurs filles.

Lord Elias Palamede avait obtenu la première danse de Lindzy Wight, et Grey se demanda si Ser Wallace Fingal oserait poursuivre son jeu de séduction outré jusque sur la piste de danse, en lui contestant la belle. Lord Alleister avait prolongé sa danse avec Theodora Palamede, et Grey se prit à les envier : tous deux rayonnants, beaux et élégants, ils captaient l’attention de toute la salle -et en tout cas la sienne. Plus âgée que lui d’un ou deux ans, la jeune femme était mince, mais parfaitement proportionnée. Elle regardait en permanence dans le lointain, l’air de se tenir au-dessus de tout ce qui l’entourait et sans jamais dévisager personne, mais Grey ne doutait pas qu’elle fût pleinement consciente du fait qu’elle attirait à l’inverse les regards de tous autour, et qu’elle se repaissait de l’envie -désir ou jalousie- qu’elle suscitait. Grey n’aurait su dire lequel de ces deux sentiments prévalait chez lui.

La suite le prit de court : sans qu’il l’ait anticipé d’aucune façon, les deux danseurs se dirigèrent vers lui à l’issue de leur seconde danse, et Lord Alleister lui tendit la main de sa cavalière.

« Prendrez-vous ma suite, Messer ? »

Grey ne put empêcher ses yeux de s’écarquiller dans un premier temps, mais il reprit rapidement contenance pour leur offrir le sourire confiant qui était sa marque de fabrique. Il effectua une révérence profonde et se saisit de la main tendue.

« Si ma Dame y consent… ? », interrogea-t-il en levant le regard vers Theodora. Et pour compléter sa surprise, il trouva sur le visage de la jeune femme un sourire aimable et engageant, comme si celle-ci souhaitait effectivement danser avec Grey.

Elle glissa donc sa main dans la sienne, et se laissa conduire sur la piste, où les autres couples étaient déjà en position. Quand ils eurent gagné la leur, l’orchestre se remit à jouer, et toute la salle se mit en mouvement. Grey avait été entraîné à la danse et il sut quoi faire pour ne pas paraître ridicule, mais il n’avait jamais eu l’occasion de danser avec d’autres partenaires que sa sœur Lexus, ou la septa Eleanne. La sensation du contact de sa peau avec celle de Theodora le mettait dans un état de fébrilité qu’il n’avait jamais expérimenté, et qui ne lui plaisait guère : la tête lui tournait, ses membres tremblaient et la moiteur gagnait sa nuque et les paumes de ses mains. Sa cavalière ne pouvait que s’être aperçue de son embarras, ce qui le mettait dans une position humiliante à son égard. Son corps était guidé par les automatismes appris lors de ses cours de bienséance ; cela lui permettait de consacrer l’essentiel de ses efforts au maintien sur son visage de son sourire assuré, qui n’avait jamais autant été de seule façade.

Lorsque le tourbillon de ses sensations finit par s’apaiser, il se retrouva à nouveau en capacité de percevoir son environnement. Theodora continuait de projeter l’apparence de dignité et de noblesse qu’elle n’avait cessé d’afficher chaque fois qu’il l’avait vue, et si la fébrilité de son cavalier l’indisposait, elle n’en laissait strictement rien paraître. Grey appréciait à sa juste mesure ce talent, et l’attitude de Theodora contribua à réduire son trouble.

Comme si elle lisait ouvertement dans son esprit et qu’elle avait attendu qu’il soit en état de lui répondre, ce ne fut que lorsque Grey eut recouvré une certaine sérénité que sa cavalière lui adressa la parole :

« Lord Alleister m’a fait part de votre souhait de contribuer à la résolution du mystère qui entoure l’accident dont a été victime son père. »

Grey hocha la tête en souriant.

« Quel invité ne s’en sentirait pas le devoir envers son hôte ? »

Theodora soupira, sans se départir de son propre sourire.

« Tous les invités présents ne se sentent pas tant d’obligations envers notre hôte : la plupart est avant tout venue pour profiter des festivités. Mais vous paraissez vouloir vous impliquer davantage. »

Grey se retint de hausser les épaules, et répliqua avec aménité :

« En toute sincérité, j’en ressens simplement l’obligation morale. »

La pause infime qui précéda la réponse de Theodora révéla ce qu’elle pensait de la sincérité dont se prévalait Grey. Hormis cet indice subtil, le reste de son attitude demeura inchangé : l’apparence parfaite de la dignité courtoise.

« Votre attitude vous honore, Ser Grey. Votre maison est restée historiquement si retirée des affaires du Val, qu’elle a pu être mésestimée par ses voisins dans leurs considérations concernant les rapports de force et d’influence dans la région. Je suis pour ma part heureuse de constater que vous incarnez un renouveau pour votre famille, et que vous prévoyez de vous impliquer davantage que vos ancêtres avant vous. »

Grey aurait dû se sentir flatté d’avoir l’honneur de danser avec l’invitée la plus prestigieuse de son hôte. Grey aurait dû être ému de tenir entre ses mains l’une des plus jolies femmes qu’il ait jamais approchées. Mais Grey sentait que Theodora était en train d’user de ces atouts comme d’armes pour le manipuler.

Lorsque Grey trompait ses interlocuteurs avec ses faux-semblants, une part de lui les méprisait intérieurement de s’être laissés manœuvrer. Se trouver face à cette fille si belle, si élégamment habillée, issue d’une famille plus riche et plus puissante que la sienne, et douée des mêmes facilités que lui pour travestir ses pensées, lui fit soudain prendre conscience de la modestie de ses propres qualités. Et du fait que cette fois, c’était lui qui se trouvait en situation d’être méprisé.

« Les Archelon sont restés trop longtemps à l’écart des affaires du monde. Il est temps que nous nous y mêlions et que nous contribuions à la grandeur du royaume : mon père et moi en sommes tombés d’accord. »

Il hocha la tête d’un air profond, mais alors qu’il se pensait cette fois sincère, il se sentit pris en situation de feinte.

« Considérez-moi comme votre alliée, Ser Grey », répondit simplement Theodora. « Les Palamede souhaitent également aider les Wight à faire la lumière sur les incidents dont ils ont été victimes. Ces temps difficiles pourraient être pour nos familles l’occasion de nouer des liens sincères et mutuellement profitables, qu’en pensez-vous ? »

Grey en pensait le plus grand bien : il n’était venu à Château-Brillant que pour cela. Mais il savait qu’il n’était qu’un pion dans le jeu de Theodora, et il refusait de jouer ce rôle. Il lui fallait comprendre l’objectif de Theodora, et la raison de son soudain intérêt pour lui.

« En-dehors de notre bonne volonté, nous n’avons que peu à offrir, milady », prétendit-il modestement.

« En êtes-vous si sûr ? Votre forteresse est restée invulnérable depuis la victoire d’Arryn sur les Premiers Hommes. C’est donc qu’elle est bien défendue. »

Les musiciens avaient arrêté de jouer, puis avaient entamé un nouveau morceau, et Theodora était restée sa cavalière. Grey s’en sentait en partie enorgueilli, car il savait que tous les hommes présents dans la pièce devaient les regarder danser et le jalouser, lui, de tenir entre ses mains celle qui était en réalité le plus beau parti en présence -et une diablement jolie femme en outre. Mais il ne pouvait s’ôter de l’esprit l’idée qu’elle était en train de l’utiliser pour servir ses propres intérêts.

« En vérité, notre position est notre meilleure défense », continua-t-il de minorer. « Et notre garnison n’a jamais été entraînée qu’à défendre nos murs. »

« C’est ce qui explique que vous n’ayez pas pris part à la Rébellion de Robert », supposa Theodora.

Grey n’aimait pas trop évoquer ce sujet. Il fallait bien reconnaître que cette absence d’engagement lors du conflit le plus important de l’Histoire moderne, qui avait vu la chute de l’unique dynastie qu’ait connu Westeros jusque-là, avait quelque chose de honteux. D’autant que les Archelon auraient probablement pris le parti de leur suzerain Lord Jon Arryn, et se seraient donc retrouvés du côté des vainqueurs à l’issue de la guerre : ç’avait été un très mauvais choix stratégique, imposé à Lord Hayden par son épouse trop éprise de paix et de culture…

Il n’en serait plus de même aujourd’hui -et c’est ce qu’il lui répondit.

« Vraiment ? », questionna Theodora, jouant l’indifférence avec provocation. « Vous sembliez dire que vous ne disposiez pas réellement d’une armée digne de ce nom. »

Grey se sentit pris au piège de sa fierté. Et maudit Theodora de l’y avoir fait tomber.

Grey aurait dû aimer cette fille si semblable à lui-même, aux talents si proches des siens. Il se mit à la détester.

Viscéralement.

Eh bien, s’il lui fallait révéler son jeu, il allait lui montrer de quoi sa maison serait capable en cas de conflit. Prouver à cette pimbêche que leurs moyens étaient loin d’être méprisables. Lui donner envie de s’allier à lui, plutôt qu’à Lord Alleister, si la question était de savoir lequel avait la plus grosse armée.

« Notre cavalerie n’égale certes pas celle des Wight, mais nous possédons néanmoins une écurie décente, et nous avons noué des liens avec ces Dorniens -les Hawk- qui sont disposés à des échanges qui nous permettront de doter nos hommes de chevaux des sables, rapides et vigoureux », mentit-il. Il en avait eu l’idée néanmoins, et ses serviteurs et lui n’avaient eu jusqu’à présent que d’excellents rapports avec les Hawk : il n’y avait donc plus qu’à entamer la négociation pour la conclure. « Nos terres s’étendent jusqu’à la Morsure, au nord, et nous entretenons un navire de guerre dans notre port. Quant à la montagne qui nous borde à l’ouest, nous y possédons une mine qui nous procure le fer dont on forge les meilleures armes ! », se vanta-t-il.

Sa cavalière le regarda avec un sourire en coin. Il connaissait ce sourire en coin : c’était celui qu’il arborait quand il avait défait un adversaire.

« Mais possédez-vous suffisamment de forges pour en tirer pleinement parti ? », l’interrogea-t-elle.

Il fronça les sourcils : ils n’avaient jamais eu à se préoccuper d’avoir « suffisamment » de forges : ils avaient eu des siècles entiers pour produire les armes dont ils avaient besoin. Qu’entendait-elle par là ?

Devant son mutisme, c’est elle qui reprit, mystérieuse :

« Nous possédons des forges… »

La réponse le troubla.

Dans le chaos des danseurs qui les entouraient, le regard de Grey croisa alors fugitivement celui de Ser Wallace Fingal dansant avec Lindzy Wight, et il eut comme une révélation soudaine.

Il avait bien compris qu’Alleister Wight envisageait une alliance avec les Palamede : n’importe quel crétin était capable de faire cette déduction compte tenu des égards accordés par leur hôte à ces invités.

Mais il n’avait pas compris jusque-là la tolérance dont faisait preuve Lord Alleister à l’égard des frasques du trublion Wallace Fingal. Les paroles de Theodora lui faisaient à présent comprendre le jeu de négociations auquel se livraient les trois familles.

Il comprenait à présent que le seigneur Wight gardait le Nordien dans le jeu pour faire monter les enchères du côté d’Elias Palamede : si Lord Elias voulait Lindzy, il lui faudrait offrir davantage que Ser Wallace. Et si le Nordien offrait suffisamment pour que Lord Alleister le préfère, lui, à Lord Elias, Alleister gardait toujours la possibilité de conclure une alliance avec les deux maisons en épousant de son côté Theodora, empochant alors les dots surévaluées des deux prétendants.

C’était brillamment joué, et cela confirmait les présomptions de Grey à l’égard des talents de stratège de Lord Alleister.

L’intérêt inattendu de Theodora pour les Archelon marquait-il une tentative de sa part d’impliquer Grey dans les négociations, en laissant Lord Alleister redouter qu’elle s’échappe de son équation en lui préférant un autre parti ?

« Si mon frère épouse Lindzy Wight, nous obtiendrons l’alliance que nous sommes venus chercher », confirma-t-elle. « Il n’y aurait alors plus d’intérêt à des fiançailles entre Lord Alleister et moi, et je serai alors libre de contribuer à l’extension de nos alliances avec d’autres partis… »

Le regard de Theodora se fit plus intense, et elle le vrilla à celui de Grey. « Si je parviens à obtenir que Lindzy épouse Elias », insista-t-elle, « je pourrai allier notre maison à qui me plaira. A une maison à l’armée puissante, riche en fer, que nous pourrons travailler dans nos forges… »

Elle suspendit sa parole, laissant les promesses qu’elle charriait impacter pleinement Grey.

« M’y aiderez-vous, Ser ? », demanda-t-elle enfin, les lèvres entrouvertes en un sourire provocateur.

Grey n’avait plus en tête que la vision de barres de fer tendues, fondant dans les forges des Palamede. Le sang cessa un instant d’irriguer son cerveau.

« Vous pourrez compter sur mon complet dévouement », put-il seulement répondre.


Texte publié par Akodostef, 29 octobre 2018 à 07h29
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