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tome 1, Chapitre 4 « Pour le meilleur et pour le pire » tome 1, Chapitre 4

— Par les entrailles de Gabriel, cette femme finira par m’avoir ! s’écria Sam, dépité.

Il porta une bouteille de whisky à ses lèvres et en avala une grosse gorgée. Il tituba aussitôt sous les éclats de rire de son compagnon qui la lui arracha des mains. Sam le fusilla du regard et s’assit lorsque le décor de son jardin vacilla autour de lui.

— Arrête de râler, grogna Raphaël. Tu crois qu’elle voudra de toi ? Tu tiens à peine debout ! Loin de moi l’idée de t’empêcher de te saouler, mais si tu continues, elle va te coucher comme un bébé. Pas très glorieux, non ?

Au même moment, un haut-le-cœur manqua de faire vomir à Sam son dernier repas ; il songea que son ami avait raison. Si son amante le découvrait dans cet état, elle le repousserait pour les semaines à venir. Lorsqu’ils avaient commencé à se fréquenter, elle l’avait supplié de cesser l’alcool.

Après tout, sa réputation avait atteint le fond en partie à cause de cela. Une fois encore, il n’avait pu résister à l’envie de s’enivrer et de goûter aux sensations que le whisky lui procurait. L’arrivée de Katy traînait tellement qu’il avait englouti les verres, puis les bouteilles.

— Ce whisky est infâme, tu le sais ? ricana Raphaël en se rapprochant de lui. La prochaine fois, tu me laisseras fournir tes invités avec un breuvage digne de ce nom ! Allez Samy, râle pas. Tu connais mon frère : dès qu’il s’agit de sa fille, plus rien ne compte. Il pourrait très bien retenir ta Katy toute la nuit. Pourquoi ne cherches-tu pas une nouvelle compagne pour la soirée ? Regarde là-bas, la…

— Tu m’emmerdes, Raphaël. C’est Katy que je veux, les autres ne m’intéressent pas.

Ce dernier leva les yeux au ciel, mais ne s’offusqua pas du comportement de son ami. Sam était l’un des rares à le traiter sans prendre en considération son statut de frère du roi. Il appréciait sa franchise, tout comme les orgies qu’il organisait régulièrement dans son domaine. Il réprima une moue moqueuse, étira ses jambes, puis changea de sujet :

— Devine qui mon frère a rencontré aujourd’hui ?

— Je l’ignore, mais je sens que la réponse va me plaire.

— Isaure Barrera !

Sam manqua de s’étouffer, ahuri.

— Attends, Isaure Barrera, la fille de…

— Oui. Cette petite peste est revenue ici ce matin pour lui céder son héritage. Comme si ça servait à quelque chose !

— Pourquoi ferait-elle une chose pareille ? s’étonna Sam.

— La vente de son fichu manoir. En tout cas, c’est l’excuse que cette garce a inventée pour amadouer Rodolphe.

— Tu la soupçonnes de comploter contre ton frère ?

— Je ne sais pas. Même si elle voulait l’assassiner, nos hommes l’empêcheraient de mener son projet à bien. Je te jure, les intentions de Rodolphe m’échappent totalement ! Il pourrait l’arrêter, l’éliminer, mais non : Sa Majesté a d’autres plans en tête.

Raphaël adopta soudain un silence de circonstance. Au début, Sam n’y accorda pas trop d’attention, mais constata vite que son ami ne reprenait toujours pas la parole.

— Ne me fixe pas avec ces yeux de merlan frit ! s’agaça-t-il. Tu as quelque chose d’embarrassant à me demander ou quoi ?

En devinant que c’était le cas, il lança sa bouteille contre le mur. Elle se fracassa et répandit des éclaboussures qui tâchèrent son costume.

— Tu as apparemment une dette envers mon frère, répondit Raphaël en vérifiant sa chemise.

— Si ce n’était pas le roi, je lui dirais d’aller se faire fou…

Raphaël ricana et l’enjoignit à se taire avant que des oreilles mal intentionnées ne surprenne ses propos. Sam étouffa alors un juron dans sa barbe. Son animosité envers le roi était connue de tous. Il avait été exclu de la cour des années plus tôt et, depuis, il ne cessait de ruminer sur son statut. Certes, il possédait encore des titres et de l’argent. Certes, il avait encore la tête sur les épaules. Certes, son amitié avec Raphaël lui avait permis de ne pas terminer en paria. Cela ne changeait cependant pas sa position précaire. Rodolphe le traitait comme un moins que rien et le tenait par les couilles.

— Qu’attend-il de moi ? capitula-t-il en ordonnant à un domestique de lui apporter une autre bouteille.

— Il veut que tu surveilles Adam Barrera. En particulier lorsqu’il invite une fille dans son lit.

Sam émit un ricanement.

— Adam Barrera ne baise personne depuis que sa salope de femme l’a quitté…

Il omit de préciser qu’il avait pris un malin plaisir à la séduire, à lui promettre monts et merveille pour la convaincre ensuite d’abandonner son mari. La tâche s’était avérée relativement simple – la facette désagréable de la personnalité d’Adam n’était pas qu’un mythe. Quoi qu’il en soit, jamais il n’avait autant jubilé lorsque ce crétin s’était retrouvé isolé à son tour.

Œil pour œil, dent pour dent.

— Pourquoi s’intéresse-t-il à ça maintenant ? Il…

Il s’interrompit soudain et sentit un frisson lui parcourir l’échine.

Bien sûr, songea-t-il.

Il n’eut brusquement plus envie de boire et tendit le whisky à Raphaël.

— Je me demande bien en quoi ça nous aidera à nous débarrasser d’eux, soupira Raphaël.

— Je l’ignore aussi, mentit-il.

Ainsi, le salaud n’a pas révélé la liaison incestueuse des enfants Barrera à son frère. Intrigant.

Rodolphe était prudent et pragmatique. C’étaient les uniques qualités que Sam lui reconnaissait. Il n’avait pas eu la bêtise de se laisser aveugler par la sécurité que lui offrait le pouvoir, contrairement à Raphaël. Celui-ci abusait de ses privilèges sans se préoccuper des conséquences. Il clamait à qui acceptait de l’entendre sa haine envers la famille royale, envers la malédiction, sans se douter qu’il ne valait guère mieux qu’eux tous.

— Sa Majesté souhaite donc que je m’occupe des affaires conjugales de ce petit con, récapitula-t-il. Il dispose pourtant d’une solde d’espions prêts à sauter d’un pont pour lui s’il le leur ordonnait. Pourquoi moi ?

— Va savoir, maugréa Raphaël. Il a peut-être le goût du risque ou du suicide.

Dis plutôt qu’il refuse de se mouiller. Bordel, j’ai autre chose à foutre que de protéger ses arrières. S’il ne veut pas assumer d’avoir préservé leur sale secret, c’est son problème.

— Il a promis de revoir ses préjugés à ton encontre, précisa Raphaël.

— Ses préjugés ? railla Sam.

— Il est disposé à pardonner sa tentative d’assassinat et à envisager ta réintégration à la cour.

Sam acquiesça, incapable de masquer son absence d’enthousiasme. Il détestait Rodolphe. Pourquoi n’avait-il pas réussi à l’éliminer ? Cet idiot était physiquement moins fort que lui, mais rusé. Il rêvait d’infliger toutes sortes de tortures au jeune roi s’il avait le loisir de le tenir entre ses mains. Hélas, sa position précaire ne lui permettait pas de faire la fine bouche. Le destin de Rodolphe était malheureusement lié au sien, pour le meilleur et pour le pire.

— Indique-moi l’identité des espions qui les suivent, dit-il. Pas la liste complète, juste ceux qui traînent au village des Violettes.

— Pourquoi ? Tu ne disposes pas des tiens ? s’étonna Raphaël.

— Ton frère m’a confié cette mission pour éviter que l’affaire ne s’ébruite. Je dois brouiller mes traces.

Nul besoin d’attendre la rencontre officielle pour deviner les véritables exigences de son ennemi. Il lui fallait donc orienter ses espions vers une autre piste pour s’assurer que la tâche se déroule sans encombre, et que la responsabilité de Rodolphe ne soit pas impliquée.

Ce type est un génie.

Raphaël obtempéra, de plus en plus perplexe. Il brûlait d’envie de lui poser des questions, mais Sam était trop intelligent pour l’en empêcher. S’il y avait bien une personne moins fiable que le roi lui-même, c’était son cadet. Raphaël était connu pour ses crises de colère légendaires ; les émotions le dominaient. Il prenait toujours ses décisions à la hâte, sans peser le pour et le contre.

Sam ne s’était pas lié d’amitié avec lui pour le plaisir de sa compagnie. Il tenait surtout à bénéficier de l’influence qu’il exerçait auprès des nobles. Par sa fonction royale et son caractère teigneux, il les mettait tous au pas. Grâce à lui, il possédait encore une vie sociale remplie, à défaut d’être digne d’intérêt.

— Voilà ta Katy adorée, Samy, dit Raphaël. Ne te méprends pas : Rodolphe et toi, vous me cachez des choses. Je ne suis pas dupe depuis toutes ces années. Tu es un arriviste de la pire espèce et tu n’as pas conservé la tête sur les épaules par la volonté de Gabriel.

Tu peux le dire, songea-t-il. S’Il m’avait aidé au lieu de briller par son silence, je ne serais pas en train de me morfondre ici. Il m’aurait laissé mourir sans le moindre remords.

— Si je m’étais contenté de lui demander gentiment pardon, je ne serais plus de ce monde aujourd’hui.

— Tu me désespères. Enfin, estime-toi heureux que je sois trop las de mon crétin de frère pour continuer à parler de lui ce soir. Je vais plutôt terminer ton whisky et baiser l’une de tes invitées. Que notre putain de dieu m’excuse si je croise sur mon chemin cette putain de Barrera ! Hahahahaha !

Sam cligna à peine des paupières que son compagnon se trouvait déjà parmi un groupe de femmes, avec une nouvelle bouteille. Il tenta alors de se relever, mais il avait la tête qui tournait.

Katarina arriva à sa hauteur et fronça les sourcils en le découvrant ainsi. Sam s’efforça de ne pas tituber ; ce qui fut peine perdue. Il se raccrocha au mur, incapable de tenir debout. Des étoiles dansaient devant ses yeux sombres et son estomac se contractait douloureusement. Katy posa sa main sur son bras et elle lui évita in extremis de s’effondrer.

Sam, souvent surnommé « Sam l’errant », aimait les femmes. Brunes, blondes, rousses ; il les aimait du plus profond de son cœur. Sentir la chaleur de leur peau, humer leur parfum envoûtant et, surtout, devenir leur amant le temps d’une nuit ou d’une semaine… Rien ne le rendait plus heureux. Il devait cependant admettre que Katarina Storm, son actuelle compagne, lui plaisait particulièrement.

— Ma colombe, tu m’as tellement manqué, souffla-t-il.

— Combien de verres as-tu bus cette nuit ?

Elle l’attira à l’écart et plongea son regard olive dans le sien.

— Sam, ta réputation auprès du roi est plus exécrable que jamais. Comment puis-je t’aider si tu ne collabores pas de ton côté ?

Il baissa la tête et songea à quel point elle avait raison. Le visage de Katy se radoucit et elle déposa un baiser sur sa joue.

— Pardonne-moi, dit-il, je suis incapable de résister à mes travers.

D’un air peu amène, elle fixa les invités qui déambulaient dans la maison. Le vin coulait encore à flots et la musique retentissait à des kilomètres à la ronde. L’ambiance était endiablée, frénétique. Malgré son renvoi de la cour une décennie plus tôt, Sam conservait de bonnes relations avec beaucoup de nobles du sud de l’île. La plupart l’appréciaient et faisaient honneur à ses réceptions, mais aucun n’avait tenté quoi que ce soit afin de persuader Rodolphe de le réintégrer.

Aucun, sauf Katarina.

— J’espère que tu as engagé des gouvernantes supplémentaires pour enlever le ramassis de nourriture et de bouteilles, déplora-t-elle.

— Bien évidemment. Si nous montions, maintenant ? Je me languis de toi depuis des heures !

Katarina déposa un baiser furtif sur ses lèvres et rétorqua d’un ton sardonique :

— Ton haleine empeste l’alcool, idiot ! Dépêche-toi de te laver !

Elle disparut à l’intérieur de la maison. Sam fila dans la salle d’eau et s’empressa de se nettoyer la bouche avant de rejoindre la jeune femme, qui l’attendait dans sa chambre. Les battements de son cœur s’accélérèrent ; le désir vrillait son corps. Depuis qu’il la connaissait, il prenait plaisir à leurs rendez-vous nocturnes. Hélas, la fonction qu’elle exerçait exigeait sa présence quotidienne au palais. Il ne pouvait profiter trop longtemps d’elle, car Katarina risquait d’être convoquée d’un instant à l’autre.

— Rodolphe t’exploite, ma colombe, soupira-t-il une fois allongé sur le lit. À quoi cela sert-il de posséder une si belle maison si je dois patienter des heures avant de coucher avec toi ?

— Si le roi m’exploite ainsi, c’est uniquement grâce à mon travail parfait, répliqua Katy tandis qu’il déposait une multitude de baisers sur sa poitrine. De plus, tu n’as aucune raison de te plaindre. Si je n’étais pas là, comment ferais-tu ? Crois-tu que Raphaël t’aiderait ? Sans moi, tous tes projets tomberaient à l’eau !

Oui, Sam l’errant appréciait son amante. Cependant, à peine eurent-ils le temps de s’embrasser que l’on appela la jeune fille derrière la porte. Katarina se leva à contrecœur. Ses pieds bondirent sur le sol glacé. Elle s’empressa d’enfiler une robe de chambre et de lisser sa chevelure décoiffée avant de quitter la pièce.

Des éclats de voix agacées lui parvinrent. La voix de Katarina s’éleva, comme si elle cherchait à négocier quelque chose. Sam fronça les sourcils : il avait reconnu Grace, la suivante de sa compagne. Leurs échanges signifiaient le plus souvent le retour soudain de Katy au palais. Ses soupçons se confirmèrent, car à son retour, la jeune femme maugréa :

— Sa Majesté requière ma présence. La princesse a besoin de moi.

— À cette heure-ci ?

Katarina hocha tristement la tête et noua ses longs cheveux bruns à la hâte.

— Oh ma colombe, reste encore un peu ! supplia-t-il.

— Je ne peux ignorer ses ordres, tu le connais !

— Qu’il aille se faire voir, tu serais bien mieux à…

Katarina posa un doigt sur ses lèvres.

— Impossible, c’est le roi, dit-elle.

Dépité, il attrapa une bouteille afin de se consoler. Il n’eut guère le loisir de ruminer plus longtemps car un bruit assourdissant retentit dans la maison, comme si une comète s’était écrasée contre sa demeure. Il découvrit deux hommes et deux femmes alignés face à lui. Il recracha brusquement son vin.

Il n’eut guère de mal à les reconnaître. Chacun était revêtu d’une toge et d’une couronne de laurier. Aucune autre personne sur cette île n’aurait été capable de gâcher davantage cette soirée déjà catastrophique.

— Aziliz ? Cassandre ? Henrik ? Alexandre ?

Les quatre hochèrent la tête d’un air sombre. Un halo de lumière flottait près d’eux, semblable à une délicate traînée de savon. Le Chœur des Messagers. Ces quatre Esprits, derniers vestiges de l’ère de Gabriel, venaient de refaire surface pour la première fois en dix ans.

Sam bondit hors de son lit.

— Par le cul de Gabriel, que fichez-vous ici ?

L’heure est grave, Sam.

Ils formaient, grâce à la magie divine, une unique entité. Ses quatre voix n’en composaient qu’une seule, harmonieuse, pour chanter les louanges du Dieu-Serpent. S’il ne fréquentait pas le Chœur depuis aussi longtemps, Sam aurait trouvé ses couplets envoûtants. Hélas, il y était désormais insensible, comme la majorité des millasians.

Sam fixa chacun de ses membres. Ils arboraient tous une harpe d’or, qu’ils brandissaient dès qu’il leur fallait parler. Il devinait aisément pourquoi la cour se moquait de lui. Il avait autrefois été chargé de conseiller la famille royale et de veiller à ce qu’elle applique Ses principes.

— Je ne suis pas ici aujourd’hui

Pour ruminer sur le temps passé.

Au diable les rimes,

Au diable les chants !

Sam l’errant,

J’ai besoin de toi,

Et ce n’est pas en te débauchant que tu seras utile à quoi que ce soit !

— Mets mon aide là où je pense, répliqua-t-il sans préambule.

Il avait une mission à réaliser. Aussi désagréable soit-elle, il n’avait pas l’intention de laisser son unique chance de regagner la cour lui glisser entre les doigts. Avec cela, il ne serait plus obligé de supporter la compagnie de Raphaël et serait enfin en mesure d’envisager la suite des événements.

— Je suis au fait de la mission que Rodolphe t’a confiée.

Il ne répondit rien à ce sous-entendu peu subtil. Que souhaitait-il en le menaçant ainsi ? Le faire changer d’avis ? Le ramener sur le chemin de la vertu ?

Tu as juré de protéger cette famille.

— J’ai été libéré de mon serment dès l’instant où Gabriel m’a exilé ici.

Il aurait dû respecter sa parole. Les survivants de la famille royale avaient besoin de lui malgré le danger apparemment éloigné. Il était hélas compliqué de remplir sa part du contrat lorsque l’on méprisait les personnes sur lesquelles il fallait veiller.

Sam, je regrette autant que toi l’ampleur qu’a prise cette histoire.

Aucune de ces années n’a su depuis apaiser mon désespoir...

Cependant, je te supplie d’avoir foi en moi,

Et de m’aider une dernière fois.

— Tu es sourd ou quoi ? Va au diable !

Il se dirigea vers la porte de sa chambre afin d’enjoindre le Chœur à sortir et constata soudain que ses invités quittaient sa demeure les uns après les autres. Il n’avait plus la force de les retenir ; dès l’instant où Raphaël lui avait révélé la mission, la fête avait pris fin pour lui.

Nous devons nous entraider, Sam !

Tu… tu ne peux vendre ton âme ainsi,

Tu… tu ne peux pactiser avec l’ennemi !

— Tu penses vraiment que j’ai envie de collaborer avec Rodolphe ? Si tu n’avais pas été aussi stupide, je ne serais pas devenu un moins que rien. Sans toi, je ne serais pas obligé d’espionner Adam Barrera pour le compte de ce fils de pute !

Sam, s’il te plaît…

— Non seulement tu m’as mis dans un merdier sans nom, mais tu oses en plus te pointer la bouche en cœur comme si rien ne s’était passé ?

S’il avait disposé de toutes ses capacités, il les aurait réduits en fumée d’un claquement de doigts.

— Si je rampe à tes pieds, Sam l’errant,

C’est parce que nous devons nous entraider,

Aujourd’hui plus que jamais.

— Personne ne sauve personne. Nous appartenons tous les deux à une époque révolue. Tu ferais mieux d’accepter la réalité et de profiter de ton existence avant que cette île ne sombre dans le néant.

Il ne te reste que peu de temps, Sam l’errant.

Bientôt, les nobles s’interrogeront sur ton compte et…

— Changer d’identité ne me pose aucun problème. Sam peut laisser place à un nouveau personnage, homme ou femme. J’emmerde la cour !

Les questions fusaient dans son dos. Beaucoup d’entre eux se demandaient d’où il venait et pourquoi les bribes des années ne marquaient pas son corps. Il était vrai qu’il était sorti de nulle part. Il avait racheté le domaine pour une bouchée de pain, bénéficiant de la mort de l’ancien propriétaire. Il s’était inventé un passé de voyageur alors qu’il n’avait jamais quitté Millasia. L’envie ne manquait pas, loin de là. Seulement, il était prisonnier ici et ne partirait probablement jamais de l’île.

— Les ragots m’importent peu, reprit-il. Je m’inquiète plus des projets de Rodolphe. Je ne peux lui refuser sa requête, pas s’il me faut survivre !

Le roi n’attendait pas qu’il trouve les preuves de la relation incestueuse entre les enfants Barrera. Il les avait depuis des années. Ce qu’il désirait était plus perfide encore.

Trompe-le, alors !

— Comment ? Il se fiche de la vérité, Chœur. Il n’a pas confié la mission à ses espions pour un motif précis. Il me l’a demandé car il est sûr que je ne suis pas en mesure de le trahir ! Il veut qu’Isaure et Adam Barrera soient attrapés en flagrant délit d’inceste. Il… il veut les traduire en justice.

Un silence glacial s’abattit dans la chambre. L’un des membres du Chœur lâcha sa harpe d’or et, trop énervé pour apaiser la tension qui s’était installée, Sam s’affala lourdement sur son lit. C’était un cauchemar. Il détestait Adam presque autant que Rodolphe. Cependant, les enfants Barrera avaient déjà payé le prix de leur inceste. Leur famille était morte et les deux vivaient depuis dans la peine et la souffrance. Néanmoins, s’il fallait enfoncer le clou pour assurer sa survie, il le ferait en dépit des désagréments.

— Il compte se réhabiliter en les emmenant devant le tribunal. Même si Isaure et Adam obtenaient un procès équitable, la sentence serait sans appel. Rodolphe pourra donc négocier son absolution et celle de sa famille.

C’était tellement judicieux qu’il aurait applaudi le jeune roi s’il ne l’avait pas méprisé. Il ne serait pas châtié pour l’assassinat de la reine Isabella et du roi Lorenzo. Il ne payerait pas pour avoir fait disparaître Sophia et, pire encore, il ne payerait pas pour avoir ordonné l’exécution de la famille Barrera.

En matière de cynisme, Rodolphe le battait à plate couture.

L’Incarnation n’acceptera jamais…

— Si, elle acceptera. Tu le sais aussi bien que moi.

Tout ça parce que le roi gouvernait ce royaume de manière exemplaire. Tout ça parce que sa cruauté se dissimulait sous un masque de froideur et de pragmatisme. Tout ça parce qu’il avait préparé son coup depuis le début.

La levée de l’exil d’Isaure Barrera, l’accord conclu avec Adam pour lui permettre de rester ici… C’était de la manipulation pure et simple.

Quand je vois ta tête, j’ai l’impression que tu l’admires.

C’était le cas. Sa haine ne brisait pas le respect qu’il éprouvait à son égard. Sans sa détermination et son intelligence, Rodolphe n’en serait pas là aujourd’hui. Pour son plus grand malheur, l’homme qui avait détruit une dynastie millénaire était à la hauteur de la réputation qu’on lui imputait.

Dans ce cas, Sam, ne laissons pas l’ennemi gagner une fois de plus,

Notre ère est bientôt révolue.

Je suis-là ce soir pour t’annoncer une triste nouvelle…

Dans quelque temps,

Qui je l’espère, sera suffisant,

Je mourrai,

Afin de devenir poussière.

Sam eut la sensation qu’on venait de le précipiter dans le vide. Son cœur effectua un bond dans sa poitrine et son cerveau refusa de comprendre la teneur de ses propos.

Le Chœur le fixa longuement, les lèvres closes, leurs yeux bleus délavés noyés dans le néant. Sam aurait donné n’importe quoi pour pouvoir remonter dans le passé et changer la tournure de cette soirée. Le Chœur était né au fondement de Millasia. S’il décédait, il emporterait avec lui des millénaires d’existence qui tomberaient dans l’oubli.

Ce n’était pas le plus terrible. Sa disparition signifiait également la mort probable du Dieu Gabriel… Son Dieu. Le Chœur était issu de Son essence. Il était l’incarnation humaine de la divinité. Si l’un s’effondrait, l’autre le suivrait aussitôt. Malgré leurs différends, il n’avait jamais cessé de L’aimer. Peu importait où Gabriel se terrait désormais, il refusait de le perdre… ni Lui, ni le Chœur.

— Il cherche à nous punir, hein ? S’Il nous protégeait comme il le prétend, Il nous aurait sauvés au lieu de nous abandonner.

Le Chœur confirma avec tristesse. Sam sentit son cœur – ou ce qu’il en restait – se remplir d’une tendresse nouvelle. Toute trace de colère venait de s’estomper.

— J’ai peur de mourir, confessa-t-il. Mais que puis-je y faire ? Si je renonce à la mission de Rodolphe, je serais décapité. Si je lui obéis, l’Incarnation me réduira en cendres. L’un comme l’autre, je suis dans la merde.

— Il ne te faut pas renoncer, Sam !

Voilà des siècles que cette famille se détruit,

La même sur qui nous devions veiller,

Et pourtant, nos échecs ne nous ont en rien instruits.

Nous avons échoué, lamentablement échoué.

Comme eux, nous nous sommes entredéchirés, haïs,

Jusqu’au point de perdre la foi et subir les foudres divines.

N’as-tu cependant jamais songé que cela donnait de la force à nos ennemis ?

Sam arqua un sourcil, surpris. De quels ennemis parlait-il ? De la famille Van Der Hell ? Si tel était le cas, Rodolphe n’avait aucun intérêt à jouir de son malheur. Il avait remporté la bataille depuis longtemps. Il n’avait plus qu’à porter le coup de grâce et cette tragédie sonnerait enfin son dernier acte.

Voilà où je veux en venir, Sam.

Notre défaite a été provoquée, Sam.

Provoquée et préparée.

— Par qui ?

Il avait toujours cru que leur chute était due à Sa volonté. Lorsqu’il s’était retrouvé ici, prisonnier d’une situation qu’il détestait, Gabriel n’avait pas levé le petit doigt pour le sauver. Il l’avait abandonné, comme il avait abandonné Sophia alors que la folie embrumait son âme et que son fiancé lui volait le pouvoir. Ils l’avaient tous déçu et le châtiment avait été à la hauteur de Son chagrin, sans se douter que celui-ci précipiterait Sa propre fin.

Gabriel nous aime d’un amour inconditionnel…

Hélas, la puissance de son sortilège a engendré la naissance de forces obscures,

Qui ont lié l’essence de leurs âmes à la sienne.

Elles ont agité leurs tentacules,

Et ont peu à peu brisé notre âme et notre énergie.

C’est par leur faute que nous sommes ici.

Sam avait longtemps entendu des rumeurs, plus semblables à des mythes qu’à des faits réels. Des rumeurs sur ceux que l’on surnommait « damnations ». Personne ne savait à quoi elles ressemblaient. C’étaient de véritables ombres, presque invisibles.

Il aurait pu éclater de rire, balayer les révélations du Chœur d’un revers de la main. Après tout, il était si doué pour inventer des histoires ! Cependant, une part de lui-même se doutait que Gabriel n’aurait jamais laissé tout cela se produire sans réagir. Pourquoi les aurait-Il tous abandonnés sans lutter ?

— Que sais-tu à ce propos ?

Peu de choses, à vrai dire.

Seulement qu’ils étaient là depuis le début.

Partout où nous étions,

Ils guettaient le moindre faux pas, la moindre inattention.

Je ne dispose d’aucune preuve,

Juste de violents soupçons.

Ils ont aujourd’hui fait peau neuve,

Et sont sur le point de signer le glas de la malédiction.

Comment peux-tu expliquer qu’après des années passées à se déchirer,

Les descendants de la famille que tu as juré de protéger,

Sont sur le point de recommencer ?

— Je suppose que tes révélations coïncident avec l’arrivée d’Isaure Barrera et la mission que Rodolphe m’a confiée.

Il marqua une pause pour remettre de l’ordre dans ses pensées, puis ajouta :

— Tu insinues que son voyage a été provoqué, n’est-ce pas ? Mais par qui, si ce n’est Rodolphe ?

Par des personnes qui méprisent encore plus leur famille que lui.

— Si tu dis vrai, si… si ces choses sont décidées à profiter de notre malheur, comment agir ? Je ne peux mentir à Rodolphe !

Oh non, Sam.

Nous ferons mieux que ça…

Tu vas offrir à ce roi ce qu’il veut,

Tout en retournant contre lui ce piège dangereux.

Ranimons chez les enfants Barrera,

La flamme de l’amour et de l’espoir.

Menons-les au désespoir,

Pour les sauver ensuite du trou noir.

Sam éclata de rire.

— Ai-je bien compris ? Tu suggères que… qu’Isaure et Adam Barrera reprennent leur liaison incestueuse ?

Durant toutes ses années d’existence, il avait vécu de nombreuses situations particulières, mais jamais il n’aurait songé que ce fichu Chœur encourage une relation de la sorte. C’était l’inceste, l’un des premiers crimes condamnés par la loi des Esprits !

Le frère et la sœur doivent se réconcilier,

Et à nouveau s’aimer.

C’est le prix à payer

Pour contrer leurs projets.

Une fois cela réalisé,

Tu négocieras de ton côté avec l’Incarnation,

Pour ramener les damnations à la raison,

Et pousser Rodolphe en enfer.

— En entraînant une liaison incestueuse ? S’il te plaît, Chœur des Messagers, dis-moi que c’est une plaisanterie ! Nous ne sommes même pas sûrs que…

Adam Barrera nous perdra si l’on n’agit pas.

Forces obscures ou non,

Sa colère se mélange à ses larmes,

Et il provoquera la mort d’Isaure Barrera.

Fais-moi confiance, Sam l’errant.

Aziliz la sorcière te créera le plus grand philtre de désir

Que Millasia ait connu.

— L’Incarnation refusera de m’écouter si elle apprend que j’ai administré ce philtre d’amour à…

Pas si tu empêches les enfants Barrera de se détruire !

Leur préservation est tout ce qui importe,

En leur sang coulent les derniers vestiges de notre Dieu…

— Le dernier vestige pour que notre royaume ne sombre pas dans le néant, oui ! D’accord, je vais collaborer avec toi.

De toute manière, ils étaient tous dans une impasse. La détermination du Chœur était telle qu’il mit l’espace d’un instant son dégoût de côté ; qu’avait-il à perdre ?

En réconciliant Isaure et Adam Barrera, ils éviteraient peut-être à leur famille de se déchirer à nouveau et de perpétuer l’impitoyable loi du Talion. Bien sûr, des innocents payeraient le prix de cette histoire. S’il avait eu un cœur, il n’aurait pu se résoudre à donner ce philtre à Isaure et Adam.

Quel dommage qu’il soit fidèle à sa réputation d’arriviste sans scrupules.


Texte publié par Elia, 9 août 2018 à 22h46
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