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tome 1, Chapitre 3 « La voie des Esprits » tome 1, Chapitre 3

Son chemin la mena dans une clairière. Le manoir Barrera était grand et ses jardins occupaient une dizaine d’hectares. Si une bonne partie se situait en réalité dans la forêt, une autre avait été transformée par ses parents en potagers. Isaure souleva le bas de son manteau et s’aventura à pas de loup dans le lopin de terre désolé. L’absence d’entretien avait probablement eu raison de cet endroit naguère florissant, car on n’y trouvait désormais que des mauvaises herbes et d’imposantes ronces.

Deux statuettes de hibou protégeaient l’entrée. Ces animaux de la nuit étaient réputés pour effrayer les Esprits par leur faculté à discerner ce qui était invisible. Hélas, les ronces avaient tellement poussé qu’elles les recouvraient en totalité. Isaure posa ses mains sur ses hanches et soupira.

Elle ne pouvait guère marcher plus loin. Le reste des lieux était infranchissable. Sa montre indiquait à peine midi, mais le ciel gris donnait l’illusion que le crépuscule allait bientôt s’abattre. Pour ne rien arranger, la boue présente aux alentours de la clairière avait sali ses chaussures.

— Hé ! l’interpella soudain une voix. Qu’est-ce que tu fais ici ? Hé !

Surprise par l’appel, Isaure lâcha un cri perçant et manqua de s’effondrer sur les épines. Elle s’agrippa in extremis au rebord intact d’une statue.

Un jeune homme la rejoignit, furieux.

— Tu ne sais donc pas lire ? maugréa-t-il en désignant un panneau de bois. C’est interdit de venir dans cette clairière sans autorisation. I.N.T.E.R.D.I.T !

Brusquement, il se prit les pieds dans une ronce et trébucha au sol tout en étouffant un gémissement de douleur. Isaure réprima un rictus et lui tendit une main secourable, qu’il accepta de mauvaise grâce.

— Bordel de… Ces maudites choses auront ma peau ! pesta-t-il. Merci à toi, mais ça ne change rien ! Que fiches-tu là ?

Assez grand et très mince, doté d’une tignasse blonde ébouriffée et d’yeux en amande bleus, il ne parvint pas, malgré sa colère, à l’effrayer.

— Du calme ! Je n’avais pas vu le panneau. Je me promenais seulement dans le coin, expliqua-t-elle.

— Tu te moques de moi ? Qu’est-ce qu’une fille de ton genre fabriquerait dans ce domaine ? Plus personne ne s’y aventure depuis des lustres !

— Une fille de mon genre ?

— Ne fais pas l’innocente ! Tu es l’une de ces bourgeoises avides de sensations fortes !

Isaure éclata de rire, à la fois amusée et irritée par la désinvolture de son compagnon. Pour qui se prenait-il ?

— Eh bien… figure-toi que la clairière appartenait autrefois à mes parents, répliqua-t-elle. Cet aveu te convient ?

Au point où elle en était, l’opinion de cet homme importait peu. Dans le meilleur des cas, lorsqu’il ferait le lien avec les Barrera, il s’enfuirait en courant et la laisserait tranquille.

À la place, le garçon écarquilla les yeux et commença à la scruter sous toutes les coutures.

— Pourquoi tournes-tu autour de moi ? s’étonna-t-elle.

— Parce que je connais les enfants des anciens propriétaires ! Tu croyais m’avoir, hein ?

Soudain, il se figea. Il cligna ses cils blonds à plusieurs reprises et fronça les sourcils. Il marmonna quelque chose dans sa barbe, comme s’il était en proie à un grand dilemme.

— Attends deux minutes, maugréa-t-il. Tu n’es pas… Non, non, par Gabriel, je dois rêver.

Il l’examinait avec une telle intensité qu’Isaure recula, mal à l’aise.

— Oui, les mêmes traits, les mêmes yeux… Quel idiot je suis ! Isis, tu… tu es de retour ?

— Pourquoi es-tu au fait de…

Peu de personnes l’appelaient ainsi. C’était un surnom que seuls Alice et Adam employaient, avec…

— Topaze ? s’écria-t-elle, incrédule.

Il éclata d’un rire joyeux. Comment avait-elle pu l’oublier ? Topaze avait été son meilleur ami du temps où elle habitait au domaine. Elle le connaissait depuis la petite enfance. Isaure se figea, interdite. Les Esprits l’avaient-ils mise à la porte de son manoir pour cette raison ? Elle était évidemment heureuse de le retrouver, mais elle s’était attendue à quelque chose de plus terrifiant. Les fantômes n’étaient guère réputés pour réunir deux vieux compagnons !

— Ça alors, je n’en reviens pas ! s’exclama-t-il. Tu es de retour ! Je ne t’ai même pas reconnue… Après toutes ces années, tu es… rayonnante !

— Et toi, énergique !

Ils s’étreignirent.

— Désolé, dit-il. Je travaille ici depuis un moment et ça me rend toujours aussi nerveux.

— Tu entretiens les jardins ?

— Oui, ainsi que le manoir, précisa-t-il. J’ai été engagé il y a quelques semaines. La tâche est colossale et j’avance à vitesse d’escargot. La Couronne a tout laissé à l’abandon pendant trop longtemps, pour être honnête. Il faudrait une équipe entière pour tout réaliser correctement, mais nous ne sommes que trois ! Enfin… N’y vois aucune attaque personnelle, mais les vols se multiplient dans le coin. Les ronces sont très prisées et je passe mon temps à courser les intrus. J’ai cru que tu en faisais partie.

— Les ronces ? répéta Isaure, sceptique.

— Elles valent cher, on prétend qu’elles viennent des Esprits, railla-t-il. Il n’y a qu’ici où les gens s’inventent des histoires pareilles, hein ? fin. Ça me rapporte de l’argent, alors ça ne me dérange pas trop ! J’arrive parfois à monnayer plusieurs centaines de couronnes juste pour un morceau de ces choses !

Les Esprits étaient si craints à Millasia que les habitants utilisaient n’importe quoi dans l’espoir de les repousser. Maintenant que les âmes des défunts apparaissaient selon leur bon vouloir sur l’île, Isaure n’était pas surprise que ces ronces servent de gri-gri.

Il faut se rassurer, songea-t-elle.

La jeune femme agita les clefs prêtées par Lisbeth.

— J’ai l’autorisation de me balader ici, déclara-t-elle. J’étais partie visiter ce qu’il reste du manoir, jusqu’à ce qu’une présence invisible me mette à la porte. Diabolo m’a suppliée de le suivre, donc…

— Diabolo… ton chien ?

Elle acquiesça d’un air sombre.

— Les Esprits ont le sens de l’ironie, soupira Topaze. Un animal… C’est pour cette raison que j’entends souvent des aboiements quand je m’aventure chez toi. Je pensais qu’il s’agissait de chiens errants, mais…

— Voilà de quoi faire des cauchemars la nuit, plaisanta-t-elle. Entre les fantômes et les courses-poursuites… Tu n’as pas trop mal, j’espère ?

— Du tout, du tout. J’ai l’habitude maintenant, ajouta-t-il en lui montrant ses jambes couvertes de griffures.

Il marqua une pause et avoua :

— Tu as bien grandi depuis ton départ. La dernière fois que je t’ai vue, tu te mettais sur la pointe des pieds pour atteindre mon épaule !

Elle éclata de rire.

— Je crains de te décevoir, mais tout est dû à mes chaussures à talons. Ma tante m’en a offert une paire à mon vingtième anniversaire. Elle me tuerait si elle les découvrait tachées de boue.

— Ta mère criait lorsque nous disparaissions dans la forêt pour jouer aux aventuriers. Elle nous traitait de souillons.

— Elle n’avait pas tort, sourit la jeune femme. Mais dis-moi, pourquoi as-tu accepté cet emploi ? J’imagine que la compagnie des Esprits n’est pas des plus agréables…

— C’est bien payé et on finit par s’habituer aux spectres, à force. Je dois reconnaître que sans mes compagnons, j’ai les poils qui se dressent sur la peau.

— Et tu te moquais d’Alice qui avait peur du noir ! persifla-t-elle.

Topaze ébaucha un sourire.

— J’étais jeune et stupide à l’époque, admit-il. Je suis heureux de te revoir, tu sais ? Tu m’as beaucoup manqué et je n’ai jamais trouvé le temps pour prendre le ferry jusqu’à Esbjerg.

— Je ne t’en veux pas. Il valait peut-être mieux garder nos distances. Il m’a fallu des années avant d’accepter la mort de ma famille. Crois-moi, l’éloignement de Millasia et de tout ce qui avait trait à mon enfance était nécessaire.

— Quel bon vent te ramène ici, alors ?

— Tu n’as pas remarqué le panneau « à vendre » sur le portail ?

Il arqua un sourcil, sincèrement surpris.

— Je ne passe pas par l’entrée des visiteurs, plaisanta-t-il.

— Je suis venue signer l’acte de vente du domaine, révéla-t-elle. Puisque Rodolphe nous l’a laissé, Lisbeth Beckeur avait besoin de notre autorisation avec Adam pour finaliser les choses.

Le regard étonné de son ami lui indiqua que sa voix l’avait trahie à l’évocation de son frère. Dès qu’elle parlait de lui, un flot d’émotions contradictoires la saisissait. Elle tentait d’adopter un ton égal qui faisait fi de leur relation actuelle. Malgré elle, il dévoilait la rancœur qu’elle nourrissait contre lui.

— Tout va bien, ma petite Isaure, sourit Topaze. Ne sois pas gênée.

Déjà, ses joues se teintaient de rouge pivoine. Pourquoi ne parvenait-elle à masquer ses sentiments ? Elle était adulte désormais et il lui incombait d’être forte ; pas de permettre à ses proches de lire en elle comme dans un livre ouvert !

— Est-ce que tu as des nouvelles de lui ? se risqua-t-elle à lui demander.

— Je le vois régulièrement, oui. Mais si tu es revenue ici, c’est que tu as dû rester en contact avec lui, non ?

— Il m’a écrit une lettre, en effet. Enfin, pour être honnête, nous ne sommes pas en très bons termes.

Topaze garda le silence face à cette révélation, mais son absence de réaction lui fit comprendre qu’il n’ignorait rien de leur relation actuelle. Elle était naïve de ne pas y avoir pensé ; Topaze et Adam se côtoyaient depuis bien plus longtemps qu’elle.

— Il n’était pas présent à la signature du contrat ? s’étonna-t-il.

— Non, il l’avait déjà signé lorsque je suis arrivée. J’imagine qu’il était occupé.

Ou qu’il m’évitait, songea-t-elle.

— J’aurais préféré qu’il me parle de ce projet lui-même, déplora Topaze. Impulsif comme il est, il a sûrement décidé cela sur un coup de tête !

— Lisbeth a eu beaucoup de difficultés à le convaincre.

— Elle a surtout attendu un moment de faiblesse pour obtenir sa reddition, plaisanta-t-il.

Il l’invita ensuite à quitter la clairière et ils regagnèrent ensemble l’entrée du domaine. Isaure observa pour la première fois le paysage désolé avec le cœur léger. Les Esprits lui avaient peut-être accordé une faveur, après tout. Elle avait affronté le meurtrier de sa famille avec dignité. Elle avait résisté à l’appel envoûtant de la vengeance, malgré l’humiliation de la soumission face à Rodolphe.

— J’aimerais lui reparler, confessa-t-elle. Même si nos relations ne sont pas au beau fixe, je ne peux pas revenir ici sans lui rendre visite.

— Il n’habite pas très loin. Je suis occupé à cause de mon travail, mais je t’amènerai chez lui, si tu veux.

— Quand je serai prête à le confronter, je te ferai signe, ironisa-t-elle.

— Adam a beau se comporter comme un crétin, il sera heureux de te revoir même s’il est vrai que sa manière d’exprimer ses émotions est un problème.

— Tu considères des froncements de sourcils et des grognements est une façon adéquate de montrer sa joie ? J’espérais qu’il se soit amélioré depuis toutes ces années !

— Chercher à comprendre ton frère est trop compliqué. J’ai fini par abandonner.

Elle éclata de rire en songeant à quel point les deux hommes étaient différents. Topaze était si démonstratif, si prévenant… en opposition totale avec son aîné, si taciturne.

— Céder la dernière part de ton héritage à Rodolphe a dû être terrible, ajouta-t-il avec tendresse. Je ne peux certes pas imaginer ta douleur, mais tu n’y aurais pas renoncé sans une bonne raison. Quant à ton frère… Il a beau être insupportable par moments, tu lui manques beaucoup. Fais-moi confiance.

— Les deux premières années après mon départ, je lui ai écrit une lettre chaque jour. Il ne m’a jamais répondu.

— Pour te consoler, sache qu’il les conserve religieusement au fond d’un placard. Mais ne lui répètes pas, je ne suis pas censé les avoir trouvées ni avoir connaissance d’où elles viennent.

— Est-ce que tu les as lues ? s’horrifia-t-elle tandis que son cœur effectuait une chute libre.

Si elle n’avait jamais mentionné clairement l’origine de leur dispute, il n’était pas difficile de deviner la vraie nature de leur relation dans ses missives. Un imbécile se poserait des questions à leur lecture ! Elle n’avait donc guère utilisé les voies officielles pour acheminer son courrier. Son statut d’exilée éveillerait la méfiance du roi et elle avait eu recours aux services d’un messager privé, recommandé par tante Sarah.

— Le sceau des lettres n’a pas été arraché, rétorqua son ami. Si je les avais ouvertes, Adam aurait immédiatement compris que c’était moi.

Les muscles d’Isaure se détendirent un peu.

— De toute manière, il me faudra bientôt rentrer, maugréa-t-elle afin de changer de sujet. Ce monstre de Van Der Hell s’est bien ri de moi au palais. Tout cela n’est qu’un jeu pour lui, je présume.

— Que veux-tu dire ?

— Il a endossé le costume d’un majordome et m’a accueillie lui-même au palais.

Le jeune homme resta silencieux, mais sa mâchoire se serra à l’écoute de son récit.

— Il cherchait sûrement à te tester, dit-il avec prudence. Non pas que je le défende, mais avec un esprit aussi tordu que le sien, s’amuser avec ses proies n’est qu’une simple distraction. Il espérait sans doute que tu lui craches ta rancœur au visage.

— Je me demande comment j’ai réussi à garder contenance. Je… je n’ai jamais autant détesté un homme, Topaze. Je le hais du plus profond de mon âme.

— Je l’entends, ma petite Isaure. Même si le royaume prospère depuis son arrivée au pouvoir, il s’est attaqué à une famille innocente. Il n’aurait pas dû décréter ce massacre. Hélas pour toi, la réputation des Barrera s’est bien écornée depuis qu’il a révélé l’existence de la malédiction. Ça me brise le cœur de le reconnaître, mais personne ne souhaiterait vous voir, ton frère ou toi, monter sur le trône. S’en prendre à toi ne lui servirait à rien, mais fais attention. Une menace ne s’envole qu’une fois détruite.

Elle hocha la tête pour lui signifier que la leçon avait été comprise.

— Il voulait s’assurer que je retienne le message, mais c’est inutile. Je me fiche de la royauté. Je n’ai pas été éduquée comme une princesse. La… Isabella nous a toujours rejetés. La seule héritière digne de la couronne est Sophia et quand je songe au destin que ce monstre lui a réservé…

Lorsqu’elle avait franchi le seuil du palais, elle avait senti l’ombre de sa cousine caresser chaque parcelle des lieux. Malgré sa disparition inexpliquée neuf ans plus tôt, sa présence demeurait plus vive que jamais. Personne ne savait ce qu’il était advenu d’elle. Après avoir assassiné la reine Isabella et le roi Lorenzo, Rodolphe avait ordonné son arrestation et l’avait, selon les rumeurs, cloîtrée dans sa chambre. Par la suite, la princesse s’était volatilisée dans la nature.

— Partir de Millasia était la meilleure solution, dit Topaze en observant le manoir. À la place d’Adam, j’aurais largué les amarres depuis longtemps. Quelque chose ne tourne plus rond dans notre royaume. Enfin… tout ceci doit te sembler dérisoire. Il paraît que les continentaux se moquent de nos croyances.

— Les marins à Esbjerg se méfient des Esprits millasians, révéla Isaure, mais tu as raison. Mon oncle est un protestant convaincu et il m’a persuadée de me convertir, afin de mieux m’intégrer dans la bonne société danoise. Elle nous considère comme des bigots ou des illuminés. Dommage que la plupart ne mettent jamais un pied ici. Ce manoir suffit à me rappeler où se situe la vérité. Nos Esprits existent. Leur Dieu, catholique ou protestant, n’appartient qu’à l’imaginaire.

Après un instant de silence, Isaure soupira :

— J’aurais dû t’écrire. Je m’en voulais d’ignorer tes anniversaires, de ne pas t’offrir mes dernières trouvailles. Felix, en me confiant à ma tante, m’a ordonné de ne plus te donner signe de vie. Il craignait que Rodolphe s’attaque à toi à cause de notre amitié.

Felix était un marin qui résidait dans le village voisin. Il était le principal fournisseur des cuisiniers du palais et, en dépit de son allégeance envers Rodolphe, il n’avait pu se résoudre à abandonner les enfants d’Érine. Lorsque sa mère avait regagné Millasia après avoir été exilée et déshéritée, il lui avait servi d’intermédiaire pour passer ses lettres à la reine Isabella, puis à sa fille Sophia. Il avait ensuite recueilli temporairement Isaure avant de l’envoyer à Esbjerg.

— Je ne t’en veux pas, Rodolphe est imprévisible. Felix a eu raison de prendre ces précautions.

Issu d’une famille plus modeste, le jeune homme avait autrefois bénéficié d’une ascension sociale fulgurante grâce à son amitié avec les enfants Barrera. Malgré ses titres déchus, Érine avait obtenu de sa sœur aînée une large compensation financière qui lui avait permis d’atteindre les plus hautes sphères de la bourgeoisie millasianne. La famille de Topaze avait fait partie de ses fervents soutiens.

***

Ils rentrèrent à l’auberge où la jeune femme avait posé ses affaires. L’établissement appartenait à Lucien, frère cadet de Felix et ami d’Érine et de Topaze, qui y travaillait de temps en temps. L’homme, âgé d’une soixantaine d’années et ancien marin à la retraite, semblait prêt à larguer les amarres. Son apparence bourrue cachait néanmoins une grande sensibilité, comme le prouvait la décoration romantique.

Le soir, invitée à dîner par l’aubergiste, elle descendit dans la salle du restaurant où il l’attendait en compagnie de Topaze. Elle franchit un rideau de perles et prit place sur un siège en cuir rouge. La table était recouverte d’une nappe couleur nacre, issue des meilleurs textiles du royaume. Isaure fut surprise par tant de luxe ; à ses débuts, l’auberge abritait seulement un mobilier de modeste facture.

Un cuisinier déposa une soupe aux fruits de mer parsemée de crème. Les papilles d’Isaure salivèrent à la vue de ce traditionnel plat millasian. Au même moment, une femme monta sur un petit podium et s’accouda sur un piano. C’est alors qu’elle reconnut…

— Je l’ai récupéré peu après ton départ, confessa Lucien. Je ne pouvais me résoudre à le laisser ! Ta mère venait parfois là pour jouer quelques morceaux et j’ai pensé que c’était un moyen de lui rendre hommage. Il est désaccordé, mais si beau !

— C’est magnifique, Lucien.

Le pianiste adressa un clin d’œil à l’aubergiste et la femme s’avança sur le devant de la scène. Vêtue d’une robe étincelante et coiffée d’un chignon sophistiqué, elle était vraiment très jolie. Une plainte tragique s’échappa de ses lèvres fines.

Clara, la chanteuse mélancolique.

Sa voix singulière l’avait rendue célèbre dans la bonne société danoise et millasianne. Il n’était pas difficile de la trouver : elle se produisait un peu partout dans les salons et bals. Il suffisait de tendre l’oreille pour qu’un sentiment de nostalgie vous prenne, racontait-on.

Tout en écoutant la douce ballade que Clara fredonnait, Isaure observa avec émotion la table dressée par l’aubergiste et Topaze. La discussion, après s’être orientée sur la vie qu’elle menait depuis son départ, se dirigea rapidement sur les Esprits.

— Tu… travaillais au restaurant de ton oncle ? s’offusqua l’aubergiste. Je croyais que ton héritage te permettait de subvenir à tes besoins !

— Du calme, Lucien, sourit la jeune femme en attrapant le pichet de vin. Mon oncle était opposé à m’embaucher comme serveuse. Il aurait préféré que je parcoure les bals pour me fiancer, mais j’aime tellement l’ambiance de son restaurant ! Les meilleurs artistes se réunissent pour partager leurs écrits et parfois, des hommes politiques s’engagent dans des débats animés. J’adore les écouter.

— Tu… tu travailles pour… pour le plaisir ?

— Pour le plaisir, non. Mon héritage est conséquent, mais je manque de relations. Les clients m’offrent de généreux pourboires et j’apprends beaucoup de choses. Qui se préoccuperait d’une bourgeoise millasianne ? Croyez-moi, Lucien, je m’amuse bien plus dans le restaurant que lors des réceptions mondaines.

Elle omit de préciser qu’elle dansait beaucoup. Nombres d’artistes composaient des chansons au détour d’une réflexion et la musique faisait désormais partie intégrante de son existence. Alice avait toujours manié les mots. Sa jumelle était une fille de salon, cultivée, dévorant tous les livres qui atterrissaient autrefois entre ses petites mains. Sa discrétion et sa douceur lui avaient valu la réputation d’enfant modèle.

Isaure n’avait pas cette trempe-là. La lecture l’ennuyait et elle préférait les conversations bruyantes et animées, ainsi que la danse. Son corps contenait trop d’énergie pour rester confortablement assis au fond d’un fauteuil.

Ses parents leur avaient enseigné toutes les danses de bals, dans l’espoir de favoriser leur intégration dans la noblesse millasianne. Si Isaure se fichait bien de gravir les échelons, cet art trouvait un écho en elle. Elle avait certes renoncé à rejoindre les troupes de ballets ou de comédies, mais elle avait néanmoins acquis une jolie notoriété à Esbjerg. Le restaurant de son oncle abritait un club, qui attirait la bourgeoisie et les nobles.

— Et les Saisons, mon enfant ? s’inquiéta Lucien. Si tu laisses s’écouler les années, tu risques de terminer vieille fille…

Un coup de coude de Topaze l’obligea à se taire. Isaure s’efforça de sourire et haussa les épaules. Sa passion dévorante pour Adam lui avait ôté l’envie de se marier et d’avoir des enfants. Au lieu de cela, elle entretenait des liaisons plus ou moins régulières, tout en veillant à ne pas être découverte. Malgré le danger de briser sa réputation, elle appréciait cette vie. Son indépendance avait été autant difficile à acquérir que facilitée par sa tante Sarah, d’origine millasianne. Ici, les mœurs envers les femmes étaient plus permissives et elle n’avait pas hésité à soutenir sa nièce dans sa soif de liberté.

— Pardonne-lui, il a encore des idées de l’ancien temps, plaisanta Topaze pour détendre l’atmosphère. Tu sais, j’ai failli me marier il y a quelques années. Mais lorsque je l’ai annoncé à mon père, il m’a aussitôt répondu que j’étais trop jeune.

— Parce que tu es un homme, dit-elle. Beaucoup estiment qu’à mon âge, je devrais déjà avoir mis au monde des enfants.

— Tu as raison, ma petite, obtempéra Lucien. Si tu es heureuse ainsi, c’est le plus important. Ta mère aussi était indépendante à sa manière. Il lui en a fallu du courage pour tenir tête à son tyrannique père et quitter la famille royale !

— Elle n’a jamais regretté sa décision, assura Isaure. Même si Antonello et Isabella ont toujours refusé de lui redonner ses titres et de l’intégrer à la cour, son amour pour mon père était sincère.

— Cette époque me manque, confessa l’aubergiste. Parfois, j’ai le sentiment que cette île se dérègle. Tu ne connais pas le pire.

Topaze leva les yeux au ciel.

— Il n’est pas nécessaire de la tourmenter avec ces histoires !

— Tôt ou tard, elle entendra les rumeurs. Vaut mieux que ce soit par nous que par des gens moins bien intentionnés, répliqua Lucien. D’après certains villageois, le spectre de Sophia serait apparu à plusieurs reprises non loin du cimetière.

— Sûrement la folie collective, intervint Topaze. Si ça se trouve, elle est encore en vie !

— Après les atrocités qu’ont commises les Van Der Hell ? Impossible !

— Tu n’en sais rien ! Aucune tombe ne porte son nom…

— Tu penses vraiment que Rodolphe lui aurait organisé des funérailles ? protesta Lucien. À ce qu’il paraît, le roi Lorenzo a été enterré de nuit, sans aucune cérémonie !

— Rodolphe a au moins eu la décence de le placer dans le tombeau de la famille royale, près de son épouse, nota le jeune homme.

— Je suis d’accord avec Topaze, dit Isaure. Personne n’est au courant de ce qui est arrivé à Sophia. De toute façon, même s’il lui a laissé la vie sauve, Sophia est maudite. Quoi qu’il en soit, elle connaîtra un destin tragique.

— Comment Rodolphe a-t-il pu ordonner le massacre d’une famille innocente ? déplora Lucien.

— Un coup d’état se déroule rarement sans que le sang ne coule, railla-t-elle. Il y a plein de choses que le roi et son crétin de frère ont faites par cruauté. Tout cela car notre famille est maudite. En nous assassinant tous, ils pensaient éradiquer la source des maux de Millasia. Pour cette raison, je ne m’éterniserai pas sur cette île de malheur. Lisbeth m’a assuré que des acheteurs seront intéressés par le manoir. Maintenant que les papiers sont signés, je ne lui serai d’aucune utilité.

Lucien écarquilla brusquement les yeux et manqua de s’étouffer dans son verre.

— Lisbeth vend le manoir Barrera ? l’interrogea-t-il, sans masquer sa stupéfaction.

— Oui. Vous n’avez pas remarqué le panneau accroché sur le portail ? Elle avait besoin de ma signature pour la transaction.

— Selon Isaure, c’est du sérieux ! s’exclama Topaze.

— Ça alors, quelle surprise ! J’ai cru qu’elle ne se déciderait jamais à s’en débarrasser.

— Oui, elle m’a expliqué que les habitants et les légendes ont tout compliqué.

— Des habitants ? s’esclaffa Lucien. Je veux bien admettre que les superstitions sont un fléau ici, mais pendant dix ans, c’est elle qui a refusé de le céder ! Certes, nous attachons tous de l’importance au passé, mais je n’espère qu’une chose : tourner enfin la page.

— Attendez, je n’ai pas entendu cette version de sa bouche ! Je ne comprends pas, pourquoi m’aurait-elle menti ?

— Lisbeth n’est pas toujours très logique, fit Topaze. Elle change d’avis comme de chemise.

Lassée des péripéties qui se succédaient depuis la matinée, elle fut soudain saisie d’un sentiment de malaise.

— Topaze, Lucien, merci pour cet agréable dîner. Je suis contente d’avoir discuté avec vous, mais si cela ne vous ennuie pas, je vais aller dormir.

— Déjà ? s’inquiéta Lucien.

— Bonne nuit, répondit-elle simplement.


Texte publié par Elia, 24 juillet 2018 à 19h15
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