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Face au miroir, la Reine brossait ses cheveux d’or. Ses mouvements étaient lents, hésitants. Son esprit vagabondait ailleurs et rêvait comme à son habitude de voyages à l’air libre, de promenades à cheval dans les grandes plaines de l’île ou de cache-cache dans le domaine familial. Elle sentit les rafales caractéristiques de Millasia fouetter son visage. Les rires de ses cousins et de sa sœur résonnèrent dans la pièce. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire tendre.

Elle avait été bonne cavalière par le passé. Son talent pour l’équitation avait longtemps suscité la jalousie de sa cadette Laure. Elle avait tenté de remporter une victoire lors de leurs interminables courses, en vain. Ariane avait toujours gagné, et de loin.

Avant d’être couronnée reine, elle avait connu les joies d’une vie aisée, mais posée. C’était sans doute pour cette raison que le prince héritier s’était aussitôt intéressé à elle. Il avait été séduit par sa franchise et sa simplicité, qui contrastaient avec l’hypocrisie habituelle des courtisans.

Ariane l’aimante, la surnommait-on. Depuis leur mariage, presque vingt ans plus tôt, elle n’était plus remontée à cheval. Ses rencontres avec sa cadette s’étaient espacées, pour devenir inexistantes au fil des années. Son sourire devant la cour royale n’était qu’apparat ; il y avait bien longtemps que les liens avec son époux avaient volé en éclats.

L’époque de l’insouciance lui manquait tellement.

Un murmure plaintif traversa soudain la pièce. Ses doigts lâchèrent la brosse dans un sursaut. Le silence qui régnait dans sa chambre depuis de longues heures et la pénombre amplifièrent le choc de l’objet contre le sol.

La reine éclata d’un rire nerveux et constata en se relevant que ses jambes tremblaient. Un regard dans le miroir trahit la tristesse qui voilait ses yeux azur. Une brume opaque assombrissait ses prunelles et les traits de son visage, autrefois rayonnants de bonheur, semblaient désormais éteints.

Lorsque les cloches tintèrent dans la chapelle du palais, le souvenir des promenades familiales s’évanouit et une boule d’épouvante vrilla son ventre.

Le roi est de retour.

Ses suivantes ne tarderaient pas à la rejoindre ; aussi, elle tira le couvercle d’un coffret en bois de chêne et attrapa une clef. Elle souleva les pans de sa robe saphir et se précipita vers la porte afin de la verrouiller.

Elle s’adossa ensuite contre celle-ci, le souffle haletant. La terreur la hantait depuis trop longtemps. L’idée d’affronter à nouveau à son tyrannique époux suffisait à lui donner des frissons.

Les cloches cessèrent de sonner et laissèrent place à des bruits de pas étouffés dans les couloirs alentour. Ariane sentit les battements de son cœur s’accélérer et la transpiration couler le long de son dos. Même les souvenirs heureux de son passé ne surent l’apaiser.

Un rictus chargé d’amertume s’étira sur ses lèvres fines. Il n’existait qu’une solution pour mettre un terme à ce cauchemar. Une seule, pour que s’arrêtent les coups et les injures. Elle avait espéré que sa situation s’améliore, en vain. Malgré le mépris qu’Antonello lui portait, elle n’avait jamais failli. Cette situation avait trop duré.

Si elle l’assassinait, la malédiction la désignerait coupable et la punirait. Si elle fuyait, ni sa famille ni ses proches ne se risqueraient à l’abriter. Le courroux d’Antonello serait sans limites.

Oui, il existait une solution et si elle préparait son départ avec minutie, elle n’avait jamais osé choisir le moment où elle s’en irait définitivement. Était-elle lâche ? Sans nul doute. Son époux lui répétait qu’elle n’était bonne à rien, juste douée à faire de la figuration et à se taire. Ainsi, elle avait retardé l’échéance, encore et encore. Aujourd’hui, affronter ce tyran était au-dessus de ses forces.

Elle se dirigea vers un buffet aux dorures asiatiques, qu’il lui avait offert lors de leur dixième anniversaire de mariage. Elle attrapa une corde cachée quelques semaines plus tôt à l’intérieur, grimpa sur un tabouret et dressa sur la pointe de ses pieds pour l’accrocher à la poutre qui surplombait le chandelier.

Une étrange atmosphère planait dans sa chambre. Les Esprits rôdaient autour d’elle et leurs murmures funestes semblaient l’encourager dans sa décision. Par le passé, Ariane les avait redoutés. Les âmes des défunts la hantaient depuis l’enfance et il lui avait fallu de nombreuses années pour apprivoiser leur présence. Elle se laissa bercer par leurs plaintes et comprit qu’ils la soutiendraient.

Une fois la corde suspendue, son regard se posa sur sa tiare royale, étincelante dans la pénombre. Un soupçon de tristesse enveloppa son cœur meurtri. Elle aurait voulu intégrer le Temple de la Vallée et consacrer son existence au seul être qui l’avait réellement aimée : le Dieu Gabriel.

Si elle avait su quel destin l’attendait en montant sur le trône, elle aurait trouvé le courage de rompre avec sa famille. Peu importait d’être déshéritée, peu importait la perte de ses titres. Sa fille cadette, Érine, avait réussi à leur tourner le dos. Si elle avait dû la renier pour faire bonne figure, Ariane l’admirait et la jalousait. Érine était si forte !

Il n’était pas trop tard pour reprendre sa vie en main. Elle disposait depuis le début des clefs pour se libérer de sa cage dorée, mais l’énergie lui avait toujours manquée. Aujourd’hui, elle comprenait qu’il aurait mieux valu vivre dans la plus exécrable pauvreté que de rester sous l’emprise de ce tyran.

Pourquoi ses propres parents l’avaient-ils livrée en pâture à cette famille maudite ? Pour le simple appât du gain ?

Elle n’avait plus l’envie de pleurer. L’amertume et les regrets avaient rythmé son quotidien pendant des années. Elle avait haï ses parents de l’avoir abandonnée en connaissance de cause, de ne pas l’avoir soutenue alors que les coups marquaient son beau visage. Personne ne pouvait nier l’horreur de sa vie conjugale. Personne ne pouvait nier la terreur que le roi Antonello inspirait à ses sujets. Mais comme les autres, ils s’étaient tus.

La reine ôta le pendentif d’or accroché à son cou. Elle enfonça la clef qui lui y était suspendue dans une boîte à musique disposée près de la tiare. Le couvercle de l’objet s’ouvrit et une douce mélopée envahit aussitôt la pièce, caressant ses oreilles de notes mélancoliques. Les éclats de rire de sa sœur et de ses cousins retentirent de nouveau et une agréable chaleur la saisit.

La figurine d’un être androgyne tournoyait au rythme de la mélodie. Un serpent étreignait sa nuque. Le haut de son corps toisait la Reine d’un regard aussi attirant que menaçant. Elle l’effleura de son doigt, espérant secrètement qu’un souffle de vie l’anime soudain et que ses crocs mordent sa chair tiède.

Ariane s’agenouilla ensuite face à l’instrument, joignit ses fines mains et ferma les paupières, avant de prononcer :

— J’ai cru qu’un jour la souffrance cesserait. Mon cœur a tout donné, de l’amour d’une mère à celui d’une femme cherchant à être comblée. Mon cœur a saigné et du fond de ma détresse, je t’ai prié pour que l’espoir renaisse.

Déjà, sa voix tremblait. Elle s’éclaircit la gorge avant de continuer :

— Mais aujourd’hui, Gabriel, je ne fuirais plus. Pardonne ma lâcheté, toi qui m’as tant aimée. Je te conjure de me faire confiance lorsque je te dis avoir tout essayé pour sauver mon époux et mes filles. J’ai tenté de les arracher à l’aura funèbre qui déchire notre famille et… et une fois encore, j’ai échoué.

La figurine tournoyait, impassible. Ariane reprit sa respiration et ne prêta pas attention aux coups portés contre sa porte. Contrairement au roi, ses suivantes la respectaient trop pour l’obliger à répondre. Elle disposait donc d’un bref répit avant qu’Antonello ne surgisse, ivre de rage, pour lui cracher au visage et l’injurier de nouveau.

Elle se releva et alluma une flamme sur un petit chandelier. Le cœur battant à tout rompre, elle prononça :

— Je m’ouvre au terme, je m’ouvre à la destruction, je m’ouvre à la Vie. Un feu ardent brûle dans mes veines. Il consume les vêtements posés sur ma chair et enlève les derniers artifices de mon passage sur terre. Nue, je m’offre désormais à toi. Lassée d’avoir trop lutté, lavée de mes réticences et de mes péchés, je parais devant ton Jugement.

Elle inspira une goulée d’air et ajouta :

— Je te remets ma confiance et ma vie, mais tu n’auras rien d’autre. Je ne te veux ni pour ami ni pour amant. J’ai bien trop à recevoir et si peu à donner. Dieu de mon éternité, symbole de mon humanité, je m’agenouille à tes pieds, sans honte ni regret.

La mélodie cessa pour laisser place à un silence pesant. Un léger vent frais entrouvrit sa fenêtre, avant d’éteindre la flamme de la bougie.

Elle ôta l’anneau accroché à son doigt et le déposa près de la tiare. Elle défit ensuite ses chaussures de bal et ses lourds jupons, qu’elle jeta d’un geste sec sur son lit. À présent, elle ne portait plus qu’une fine robe blanche en soie, sans motifs ni dorures. Elle laissa sa chevelure tomber naturellement sur ses épaules et sentit le poids du devoir royal s’alléger un peu.

Le portrait de sa famille lui faisait face. Sa fille aînée, Isabella, deviendrait reine aux côtés de son époux. Sa petite-fille, Sophia, fêterait son cinquième anniversaire. La reine regrettait de les abandonner à leur sort, mais que pouvait-elle faire de plus maintenant ? Toutes ses tentatives pour raisonner Antonello s’étaient soldées par un cuisant échec.

La malédiction détruirait bientôt leur dynastie.

Elle fixa avec fierté le nœud coulant suspendu dans le vide. Elle avait tout préparé elle-même et la pensée de l’effroi qui envahirait Antonello lorsqu’il la découvrirait, pendue et brisée, lui procura une satisfaction coupable.

Non, elle n’était pas une bonne à rien. Elle avait accompli son rôle de reine au-delà de toutes les espérances de son mari et la seule reconnaissance qu’elle avait obtenue de lui était le mépris.

La corde enroulée autour de son cou frêle lui fit l’effet d’une délicate caresse. Alors que la mort lui tendait les bras pour l’embrasser de ses lèvres empoisonnées, l’amour sans limites de son Dieu l’étreignit comme une mère rassure son enfant.

Malgré son silence et son absence, Il ne l’avait jamais abandonnée. Même lorsqu’elle était sur le point de plonger vers un abysse sans fond, il la retenait pour l’empêcher de sombrer.

Elle n’avait plus peur.

— En ce jour immortel, tu m’as offert l’espoir d’un amour inconditionnel, récita-t-elle. Mon âme se lie désormais à la tienne, dans l’espoir d’une seule et même résurrection.

Son pied donna un coup déterminé au tabouret, qui s’effondra sur le sol. Elle ne sentit pas la corde briser sa nuque.

Au lieu de cela, un baiser chargé d’amour frôla ses lèvres et une immense lumière l’emporta loin de ce calvaire.


Texte publié par Elia, 5 juin 2018 à 19h41
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