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tome 1, Chapitre 11 tome 1, Chapitre 11

La porte coulissante glissa en silence derrière Lionel mais si elle avait été à battant, Kreya et Moriss l’auraient bien imaginée claquer avec force jusqu’à faire vibrer les cloisons. Stupéfaits, ils contemplèrent le pan de mur qui donnait sur la chambre de leur ami, non visible à leurs yeux. Il s’y était précipité sans qu’ils n’en comprissent la raison et ni le silence ni le vide n’étaient susceptibles de leur répondre. Comme au bout de quelques secondes, la porte continua de ne pas bouger, ils se tournèrent l’un vers l’autre jusqu’à croiser leurs regards.

— Eh bien, il semblerait que ça devienne une habitude, chez lui, marmonna le darnien, un peu hébété.

Bien qu’il connût l’humain depuis plus longtemps que Kreya, il n’était pas plus capable qu’elle d’expliquer ce comportement soudain adopté depuis quelques jours. Il ne l’avait jamais vu dans un état pareil. Lionel était loin d’être extraverti ou exubérant, au contraire ; il avait toujours été quelqu’un de renfermé et de discret mais cela n’avait jamais été atteint un tel degré. Il était plus renfrogné et secret que jamais – et il n’y avait pas seulement sa chambre dont il leur interdisait l’accès à présent, fait qui ne les dérangeait pas en soi. Ils comprenaient qu’il eût besoin d’intimité, même si cette brusque envie était étonnante. Cependant, le souci était que cela allait bien au-delà ; depuis plusieurs jours, il se réfugiait souvent à l’intérieur, dès qu’il le pouvait ; parfois aux repas, il les quittait un peu avant qu’ils eussent terminé, sous prétexte d’avoir oublié quelque chose. Et surtout, il lui arrivait par moments qu’il pâlît soudain, pendant qu’ils parlaient de l’étrange phénomène à l’œuvre dans la fosse par exemple ; à chaque fois, le pensant malade, ils voulaient l’emmener à l’infirmerie mais il s’était toujours défilé. Tantôt il leur semblait voir de l’angoisse, tantôt de la fébrilité, presque de l’excitation ; ils ne savaient pas quoi en penser même si, de manière générale, la situation virait dans un mauvais sens. Alors malgré les prétentions de Lionel qui les assurait que tout allait bien, ils n’étaient en rien rassurés quant à son état.

Tous deux avaient remarqué tous ces détails et ils ne doutaient pas que cela valait aussi pour leurs collègues les moins proches d’eux.

— Cela ne peut plus durer, fit soudain la theris en plissant les yeux, le visage sérieux. Lionel ne va pas bien et il faut savoir pourquoi ; je suis sûre qu’il nous cache quelque chose.

Si Moriss était quelqu’un de très curieux de nature et d’un tempérament fouineur, il savait respecter ses amis et leurs choix. Cependant, il ne pouvait que tomber d’accord avec elle : quoiqu’il se passât, les choses allaient trop loin.

— Et que veux-tu que nous fassions ? lâcha-t-il dans un soupir.

Aux oreilles de Kreya, sa question sonna comme un accord, ce qui expliqua le sourire victorieux qui se dessina sur ses lèvres fines. Ce dernier disparut lorsqu’elle chercha une réponse à la question posée.

— Nous lui avons déjà posé la question, si tu te rappelles bien. Et ce n’est pas comme s’il a démontré un enthousiasme débordant pour nous répondre.

Lionel l’avait éludée de toutes les manières possibles et imaginables, et à présent qu’ils y songeaient et mettaient tout cela bout à bout, ce simple fait revêtait une lueur étrange à leurs yeux. Lionel ne se confiait pas mais était direct et franc dans ses paroles ; il n’aimait pas tourner autour du pot. Pourtant, ces derniers jours, c’était devenu presque un art de vivre ; il s’embourbait dans des méandres tant mystérieux que lui-même ne se comprenait plus et ainsi, la plupart de ses réponses étaient creuses voire vides de sens.

— … Je ne sais pas, avoua-t-elle finalement en tournant ses prunelles émeraude vers le plafond, comme s’il était susceptible de l’inspirer. Il faudrait y réfléchir. Insister davantage ?

Moriss ricana.

— On la lui pose presque tous les jours, on peut dire qu’on insiste déjà pas mal. Et vois le résultat.

Kreya afficha une moue boudeuse et sa main glissa sur le plaid qu’elle se mit à triturer distraitement. Sans s’en rendre compte, elle en arracha quelques pelotes de fil.

— On lui dit qu’on sait qu’il nous cache quelque chose, argua-t-elle alors, et qu’il doit nous dire quoi.

— Ou sinon quoi ? On va tout rapporter à Untrill ou au Docteur Rocombell ? Bonne idée ! Enfin pour le faire fuir et pour qu’il nous évite, c’est clair que c’est pas mal du tout.

Kreya grogna.

— Moque-toi mais en attendant, tu ne proposes rien, toi.

— Je préfère réfléchir au lieu de lancer des propositions à tout va, se justifia-t-il en fermant les yeux.

En lui-même, il devait avouer qu’elle n’avait pas tort ; mais rien ne lui venait à l’esprit. Quoi qu’ils fissent, Lionel risquait de se braquer à leurs tentatives et de les fuir. Il pressa son dos contre le dossier molletonné et cala sa tête de sorte à être confortable. Comme le canapé était taillé pour des personnes légèrement plus grandes, ce n’était pas évident ; il finit par se résigner à placer un oreiller sous son fessier pour s’en servir comme rehausseur et s’installer de manière adéquate.

— Oh… Et donc ? Qu’est-ce que ton grand génie te souffle ? répliqua Kreya, moqueuse.

Il haussa les épaules avant de protester avec indolence :

— J’ai dit que je réfléchissais. Cela veut dire qu’il ne m’a rien soufflé du tout pour le moment.

Il plaça sa main devant ses lèvres pour bailler. Existait-il une substance pour forcer les gens à avouer la vérité ? Cela sonnait assez futuriste mais son usage aurait été des plus adapté.

— On est bien plus avancés avec ça, ironisa-t-elle, avant de s’affaisser à son tour contre le dossier du divan.

Ses traits s’effondrèrent et révélèrent la fatigue qui lui pesait depuis un moment et qui devenait de plus en plus insistante. Malgré cela, elle continuait à réfléchir à la question, les yeux brillants et l’air distrait.

Aucune idée miracle ne leur vint, malgré les fréquents coups d’œil qu’ils jetaient vers la chambre du jeune homme, comme s’il allait en sortir tout à coup dans le but de leur révéler tout ce qu’ils avaient envie de savoir. Cela aurait eu le mérite de les rassurer. Il ne le fit pas.

Agacée, Kreya se redressa au bout de plusieurs minutes, le corps raidi d’impatience, et pesta.

— Et puis déjà, qu’est-ce qu’il fout tout le temps dans cette foutue chambre ? Il vire asocial ou quoi ?

Moriss ne comprit pas la raison pour laquelle les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent à peine quelques instants après son exclamation. Elle fronça les sourcils, prise dans ses réflexions, puis les haussa, le tout sous le regard surpris et pétri d’incompréhension de son homologue.

— Mais c’est ça ! Qu’est-ce qu’elle a, cette foutue chambre ?

— Pardon ?

Il eut beau y réfléchir, le darnien ne comprit pas par quel moyen la chambre du jeune homme était susceptible d’être à l’origine de ses troubles. Elle était aménagée de façon sensiblement identique à la leur et normalement, avec les mêmes matériaux. Alors quoi ? Il ne supportait plus les pièces carrées ? Ce serait donc pour cela qu’il se calfeutrerait à l’intérieur tout le temps ? Quoique si c’était le cas, il éviterait plutôt la pièce… Ou au contraire, une obsession immodérée pour ces dernières ? A moins qu’il ne fût sujet à une phobie du monde extérieur et du contact avec autrui ?

La theris écarta le plaid qui la recouvrait en partie pour lui permettre de s’asseoir sur le côté, se tournant vers lui par la même occasion.

— Ce que je veux dire, expliqua-t-elle alors, c’est qu’il passe énormément de temps là-dedans. Pourquoi ?

— Oui, pourquoi ? répéta-t-il, sans avoir aucune idée de la réponse.

Pourquoi ? C’était une question qu’ils se posaient depuis le début et lui-même ne saisissait donc pas la raison pour laquelle la jeune femme insistait autant sur ce point, tout à coup. Sans doute ne tarderait-il pas à le savoir.

— Il y passe trop de temps, continua-t-elle, indifférente à la perdition presque désespérée de son camarade, parlant davantage pour elle-même, quoiqu’à voix haute. Depuis plusieurs jours. Depuis notre retour de la première expédition en fait.

A ces mots, les sourcils de Moriss se froncèrent. A bien y regarder, elle avait raison et c’était étrange. Pourtant, il ne se souvenait pas d’un quelconque incident, ce jour-là, qui pût expliquer cette fébrilité et ce besoin pathologique d’isolement.

— Que s’est-il passé ce jour-là ? fit-elle en se tapotant la lèvre d’un doigt, le regard tourné vers le mur face à elle. Qu’est-ce qui pourrait expliquer ce soudain besoin de se calfeutrer chez lui régulièrement, dès qu’il le peut ?

— La seule fois où je l’ai vu faire un truc similaire, c’est quand il était plongé dans l’étude d’un ratobara. Dès qu’il le pouvait, il allait se réfugier dans sa chambre pour l’y étudier. Il avait même un microscope pour cela ! ricana-t-il en repensant à l’anecdote.

La scène s’était produite peu après leur rencontre, quelques temps avant qu’ils n’embarquassent dans le vaisseau spatial, et elle faisait figure de bon exemple concernant le tempérament du jeune homme. Avec elle, il avait su à quoi s’en tenir, ainsi l’avait-elle marqué.

Il cessa de rire lorsqu’il se rendit compte de la portée de ce qu’il venait de dire et croisa le regard de sa collègue. Il lui semblait qu’elle venait de penser à la même chose.

— Tu te rappelles s’il a ramené une plante, en rentrant ?

**

Il était tard, pourtant le sommeil se refusait à lui. Ses expériences suivaient leur cours mais pour l’instant, il évitait de faire davantage pour ne pas risquer d’être repéré. Les autres dormaient et ses perspectives étaient minces dans la large pièce. Alors Lionel était sorti et ses pas le menaient irrémédiablement vers le réfectoire. Pas qu’il désirât manger. Cela n’aurait pas été un réel souci dans ce cas-là ; c’était là tout le mérite d’avoir des droïdes comme membres du personnel. N’étant pas affligés de besoins physiologiques comme eux, le sommeil ou la faim en particulier, ils étaient disponibles à toute heure de la journée, même tard dans la nuit et tôt le matin. Il fallait juste se montrer un peu plus patient, puisqu’aucun plat n’était mis à chauffer hors des heures où les scientifiques consommaient habituellement leurs repas. Pourtant, ce n’était pas ce qui l’intéressait, comme ce n’était pas la raison pour laquelle ses pas l’avaient finalement conduit hors de sa chambre. A cette heure de la soirée, la salle n’était plus réservée qu’à cela.

Cette angoisse… Lionel se savait particulièrement anxieux et ce depuis longtemps. Ce trait de caractère, indésirable, avait toujours été présent chez lui mais s’était aggravé après sa brusque séparation avec les membres de sa famille. Il avait cru n’avoir ressenti à l’époque et pourtant, les effets étaient là. Sur Argos, il l’avait jugulée en se plongeant dans ses études, dans le travail qu’il exerçait en parallèle pour payer ses frais puis dans ses recherches d’emplois, des activités qui lui permettaient d’oublier quelques instants la dureté de sa vie ou qui détournaient suffisamment ses pensées pour qu’il y songeât. Ses rares amis l’y avaient aidé, aussi. Cependant, dans le cas présent, il n’était pas en mesure de se confier à eux. Ils ne comprendraient pas son geste ; lui-même ne se comprenait pas, ou plus, et il en venait aussi à s’en vouloir, et sa culpabilité seule lui suffisait. Alors il était seul, seul avec lui-même. Et il ne le supportait plus.

Qu’espérait-il donc en se rendant là-bas ? Il refusait d’y réfléchir. D’un certain côté, Lionel estimait qu’il était juste pathétique. La porte du bâtiment s’ouvrit dans un couinement feutré et il en gagna aussitôt l’intérieur, les oreilles assourdies par une musique électronique de forte puissance. Il ne fut qu’à moitié surpris de constater qu’il restait encore pas mal de monde à cette heure. Ils vivaient dans une communauté très restreinte et même si l’essentiel de leur temps était consacré à leur travail, leurs supérieurs, qui dirigeaient le Complexe, avaient conscience que tous avaient des besoins de contact social et relationnel autres que professionnels. S’ils n’encourageaient pas à avoir des relations amoureuses qui iraient jusqu’au désir d’enfants, ils ne les interdisaient pas pour autant, même s’ils montraient leur préférence pour des relations légères destinées à une satisfaction mutuelle. Ainsi, le réfectoire ne servait pas que de lieu de restauration mais également de lieu de rencontre, d’où qu’il fût ouvert à toute heure de la journée, tout le temps. De nombreuses soirées étaient organisées de manière régulière et officieuse, que ce fût simplement pour s’amuser ou pour se trouver un ou des partenaires pour la nuit. D’autres salles, à proximité de celle-ci au sein du bâtiment, avaient été aménagées pour ceux qui, trop enthousiastes ou trop éméchés, ne parviendraient pas ou n’auraient pas la volonté de retourner à leurs logements pour leurs ébats. Malgré ces dispositions, la situation virait parfois en de véritables orgies dans la grande pièce – c’était alors aux fêtards d’aller s’amuser ailleurs s’ils ne souhaitaient pas y prendre part. Tout l’étage était ainsi consacré à cela : à la détente et à l’amusement.

Lionel ne s’était jamais rendu à aucune d’entre elles et n’en avait jamais ressenti le besoin. Que voulait-il ? Juste un peu de compagnie, un partenaire de lit ? Il avait hésité mais ses amis dormaient et dans le cas contraire, ils l’auraient interrogé sur son attitude suspecte, or ce n’était pas ce qu’il souhaitait. Il se doutait qu’ils s’étaient aperçus que quelque chose n’allait pas ; il était bien trop transparent. Il se maudissait lui-même pour cela. Alors il était planté là, dans la grande salle, et à cet instant, il se sentit idiot. La lumière tamisée rendait le lieu plus intimiste, impression accentuée par les nombreux chuchotements qu’il percevait. Un grand bar d’un bleu métallique s’étirait sur une bonne longueur de mur dans le fond. Des lumières lasers louvoyaient sur la surface des tables et sur le sol. Quelques danseurs s’étaient ménagés de l’espace mais l’essentiel des personnes présentes étaient debout ou assises et discutaient plus ou moins posément. Des regards et des gestes dénonçaient les intentions de ces personnes ; certaines ne tarderaient pas à quitter la pièce pour passer à l’étape suivante. S’il tendait l’oreille, il était même en mesure d’entendre quelques soupirs, sans doute d’autres qui n’avaient pas su patienter ou effectuer quelques pas avant d’entamer les préliminaires voire plus. Un début d’excitation s’empara de lui ; pas qu’il ressentît un quelconque désir, seulement l’envie de s’abandonner tout comme eux, d’oublier l’espace de quelques minutes où il se trouvait et pourquoi il s’y trouvait, de se réduire à quelques sensations éphémères éloignées de ce qui le préoccupait. Il prit la direction du bar sans prêter la moindre attention aux danseurs. Peut-être était-il plutôt là pour cela, finalement. Peut-être pas.

Il n’était pas doué pour aborder les gens. Ce n’était pas peu dire. Le simple fait de s’asseoir sur une chaise haute accentua ce sentiment d’agir de manière stupide. Il ferait sans doute mieux de retourner à son logement. Un droïde vint vers lui pour passer commande ; il demanda une simple boisson gazeuse. Quel que fût l’alcool, il les jugeait trop amers pour en apprécier les vertus et jamais son moral n’était tombé suffisamment bas pour le considérer sous un nouveau jour. Il inclinait vers d’autres activités dans ce genre de cas. Quelques secondes plus tard, un verre apparut sous son nez avant de se remplir d’un liquide sombre et bulleux. Il effectua seulement un geste pour l’enlacer de ses doigts sans le soulever. Il n’en avait aucune envie. Il n’était pas le seul à être attablé ; trois autres individus étaient accoudés au bar et attendaient. Un homme vint s’installer sur une chaise près de lui sans qu’il n’y prêtât attention. Dans son dos, des rires éclataient et les conversations se poursuivaient tandis que lui-même se sentait déconnecté de tout cela. Pas à sa place. Encore une fois, il se dit qu’il n’aurait jamais dû venir.

– C’est la première fois que vous venez ici, non ? Je ne vous avais jamais vu auparavant, je veux dire, hormis au cours des repas classiques.

Lionel leva le nez, morose, vers son nouvel interlocuteur improvisé. Aussitôt qu’il le vit, il sut qu’il l’avait déjà croisé. C’était un homme de taille moyenne qui le dépassait de plusieurs centimètres, à la musculature bien développée facilement appréciable sous le tissu qui lui couvrait les bras et le torse. Elle lui conférait ainsi une stature plutôt massive. Sa peau mate s’accordait à la noirceur de sa chevelure tressée en vanilles. Lionel apprécia la vue. Le physique du jeune homme était tout le contraire du sien, sombre et viril, ce qui, à ses yeux, lui conférait un charme exotique auquel il n’était pas insensible. Toutefois, la possibilité de l’avoir déjà rencontré auparavant refroidissait quelque peu ses ardeurs ; ce n’était pas un membre de l’équipe mais Lionel croyait se souvenir que ce dernier faisait partie d’une de celles qui étudiaient les fonds abyssaux. Si les relations sexuelles entre collègues étaient monnaie courante au sein du Complexe, l’idée le mettait un peu mal à l’aise. Comme partout, les rumeurs aimaient circuler dans les couloirs et Lionel se passerait bien de celles concernant sa personne.

– Parce que je ne suis jamais venu, confirma-t-il d’un ton neutre, qu’il accompagna un léger sourire pour signifier que sa réponse, quoique sobre, n’avait pas pour but de le rembarrer.

Le jeune métis lui sourit tandis qu’un verre rempli d’un liquide bleu sombre fut déposé devant lui. Il y eut un petit temps de silence durant lequel Lionel se força à entamer sa boisson pour donner le change, incapable de déterminer comment lancer une conversation avec son nouveau compagnon.

– C’est bien… Lionel Jogard, c’est cela ?

– Comment connais-tu mon nom ? lui demanda-t-il en détournant les yeux de son verre à moitié vide. Tu… nous ne nous serions pas vus durant l’expédition dans la fosse ?

– Si ! Je travaille dans une des équipes chargées d’étudier les fonds abyssaux.

– Comme… ?

– Animaliste. Nous étions de ceux qui ont plongé pour la première fois à ces profondeurs et qui ont constaté la présence de cette végétation. Tu fais partie de la nouvelle équipe il me semble, non ?

– Oui. J’ai été rapatrié d’Argos à sa constitution.

Le jeune homme acquiesça distraitement, comme s’il s’en doutait déjà. Ce ne devait pas être difficile à deviner ; les rouquins n’étaient pas très répandus au sein de la population humaine et n’étaient pas sur-représentés sur Argaphylion puisque jusque-là, Lionel n’en avait vu aucun autre. Il était donc facile à repérer et a contrario, de dire s’il avait été présent ou pas. Étant de nature discrète, c’était là un aspect de lui-même qu’il avait toujours détesté. Pas assez pour se colorer les cheveux, toutefois.

Alors que le silence allait se ré-installer, il réalisa que son interlocuteur ne s’était toujours pas présenté et curieux, il l’y poussa :

– Et toi, quel est ton nom ?

– Jörn. Jörn Vrentis.

Ce dernier finit son verre en une seule gorgée puis il fit mine de se redresser. Lionel crut un instant que la conversation s’arrêterait là et retourna son attention sur son verre, hésitant une fois de plus à repartir vers sa chambre même si le sommeil le fuyait toujours.

– Tu es venu ici pour une raison particulière ?

– Pardon ?

Lionel leva la tête pour constater que Jörn s’était rapproché de lui. Une légère odeur d’alcool était perceptible, laissant deviner la nature du contenu de son verre, mais cela n’avait pas suffi à l’enivrer. Il s’accouda à quelques centimètres de lui en une pose nonchalante.

– Je te demande si tu es venu pour une raison particulière, puisque tu n’es jamais venu auparavant. A moins que, jusqu’à présent, tu n’aies pas osé ou pas eu le temps de passer par ici ?

– Non, c’est… non, lâcha-t-il, sans savoir que répondre.

Il tourna brièvement son attention vers les autres personnes présentes, qui dansaient entre ou sous les tables, selon des chorégraphies différentes qui le laissèrent de marbre. De nature plutôt pudique, il lui fallait être désespéré pour se laisser aller de la sorte.

– Je ne compte pas passer très souvent, non.

– Alors qu’es-tu venu chercher aujourd’hui ? souffla Jörn.

Intrigué, Lionel nota le regard insistant que lui portait le métis. Puis il remarqua le reste – la tension de son corps, la dilatation de ses pupilles… Il avait l’habitude de ce type d’attitude et de ces petits détails qui traduisaient le désir chez autrui. Il en fut flatté. Il en fut surtout satisfait, car il ne pouvait nier en lui-même que la réciproque était vraie. Il quitta aussitôt sa chaise et abandonna volontiers son verre pour se rapprocher de lui. Les yeux sombres se plissèrent, scrutateurs.

– Et toi ?

Il en avait toujours été ainsi ; il préférait que ce fût l’autre qui fît le premier pas, au cas où il se tromperait sur ses intentions. Ce dernier le comprit et sourit. Il leva sa main pour la glisser sur la joue du rouquin et approcha son visage du sien. Lionel devina son initiative et se sentit le besoin de préciser, figé :

– Ce ne serait qu’une histoire sans lendemain.

Jörn recula un peu la tête pour l’observer avec étonnement.

– Bien sûr… enfin, rien n’empêche de réitérer l’expérience mais ce n’est qu’une simple relation entre collègues. Il n’y a rien de sentimental là-dedans.

Lionel hocha la tête pour affirmer son accord. Jörn ne perdit pas de temps et l’embrassa. D’abord timide, il devint vite plus pressant lorsque Lionel y répondit et l’enlaça. Le rouquin finit par rompre le baiser, le souffle court et les joues rouges, à cause du manque d’air et surtout parce qu’il en ressentait déjà les effets grisants et qu’il ne souhaitait pas s’y abandonner en ce lieu. Une des mains de Jörn avait glissé sur ses fesses et il avait alors craint que la situation ne dérapât. Personne ne les en aurait empêchés si cela avait été le cas, pas plus que pour les autres couples. Il ne désirait pas cela.

Une simple œillade suffit à se faire comprendre. Jörn se détacha de lui et lui montra la sortie d’un signe de tête.

– Tu préfères une salle à côté ou un de nos logements ?

Aucune de ces pièces, au risque d’être vu ; ni sa chambre non plus, au risque que Jörn tombât sur l’aquarium et sur l’algue qu’il était susceptible de reconnaitre. La réponse s’imposait d’elle-même.

– Où se trouve le tien ?

Jörn lui sourit et s’avança, une main posée sur la hanche de Lionel, pour l’inviter à en faire de même.

– Pas très loin, c’est le bâtiment qui précède le vôtre.

Ils traversèrent la pièce en évitant tables et individus avant de gagner l’extérieur. Malgré l’heure tardive, l’air était encore un peu chaud, ce qui les stimula un peu plus. Parvenus à destination, ils n’étaient toujours pas calmés.

Leur nuit ne débuta que bien plus tard et fut des plus courtes.


Texte publié par Ploum, 25 mai 2020 à 20h11
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