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tome 1, Chapitre 10 tome 1, Chapitre 10

Le regard de Bérénice balaya la salle tandis que le brouhaha s’estompait progressivement. La salle de réunion, profonde et large, était suffisamment grande pour accueillir la longue table et la quarantaine de places qu’elle offrait. Plusieurs postes holographiques avaient été placés à certaines d’entre elles devant les sièges vacants. Une image holographique en trois dimensions étaient suspendue dans les airs au centre de la table, le projecteur incrusté dans le plafond et rendu ainsi invisible. Pour l’instant, celle-ci ne cessait de clignoter et de changer selon les réglages opérés par quelques personnes en retrait penchées sur l’écran auquel l’appareil était connecté. Les murs de pierre brute et aux interstices pâles donnaient un petit côté rustique à la pièce qui détonnait avec ces démonstrations de technologie. Ce style architectural était difficile à observer sur Argos, en particulier dans les mégapoles ; il fallait progresser vers des cités plus reculées pour en trouver. Il lui conférait un petit côté simple et chaleureux qui divergeait avec le rôle qui lui avait été attribué mais qui, aux yeux de ses utilisateurs, était bienvenue.

Cependant, l’heure n’était pas venue de discuter ni même de s’intéresser à des détails aussi dérisoires.

Bérénice avait déjà pris place mais il fallut encore quelques minutes pour que la dizaine de personnes présentes en fît de même, ainsi que celles qui apparurent sous forme d’hologrammes, toutes celles assistant à la réunion mais présentes sur Argos. La situation était quelque peu inédite ; seules les réunions trimestrielles nécessitaient un tel niveau de présence et elles étaient prévues longtemps à l’avance. Pour la première fois, celle-ci avait été organisée en urgence suite aux résultats dégagés par l’équipe dont Bérénice avait la charge, celle spécialisée dans l’étude de la biosphère végétale abyssale. Etant donné les raisons pour lesquelles ils désiraient s’établir sur cette colonie, Bérénice avait estimé, soutenue par ses pairs sur place, qu’il s’agissait là d’un phénomène suffisamment inquiétant pour s’en alarmer. Même si elle savait d’ores et déjà que ce ne serait sans doute pas le cas des différents dignitaires, politiciens et actionnaires qui détenaient l’essentiel des parts du Projet qui s’efforceraient surtout d’étouffer le problème, si tant est qu’ils reconnussent son existence. C’était bien là quelque chose qu’elle n’appréciait pas dans son travail ; le contact avec ce monde-là, qui poursuivait des objectifs aux antipodes des siens. Quand elle-même souhaitait surtout la sauvegarde de leur peuple et de cette planète qui, l’espéraient-ils, deviendrait la leur, eux fonctionnaient pour beaucoup selon des bases bien plus primaires.

Les techniciens achevèrent de stabiliser l’hologramme puis gagnèrent à leur tour leurs places parmi leurs collègues. Peu à peu, les paroles moururent mais le silence ne se fit tout à fait que lorsqu’un theris de haute taille et de stature imposante se dressa parmi eux. Joachim Evenborth, le directeur à la tête du complexe scientifique et du projet de colonisation sur la planète. Son aura était telle que personne n’aurait songé à remettre en doute sa position. D’abord muet, il attendit quelques secondes avant de parler.

— Bienvenue à tous pour cette réunion exceptionnelle réalisée aujourd’hui, déclara-t-il d’une voix grave, le visage fermé. Je remercie tous ceux qui sont présents d’être venus. Comme vous le savez, les circonstances sont très particulières et, comme expliqué dans notre message, soulèvent beaucoup d’inquiétude. Je ne vais pas m’attarder pas, ma collègue va vous les présenter en détail dans un instant. Ainsi, j’annonce l’ouverture de cette cession. La parole est à vous, Docteur Rocombell, fit-il en la saluant d’un signe de tête avant de se rasseoir, geste qui signifia l’arrêt de son propre discours.

La quinquagénaire se redressa sur son siège sans se lever. Tous les regards convergèrent vers elle. Sa renommée n’était plus à faire, que ce fût sur l’une ou l’autre planète. Elle avait su susciter le respect de ses condisciples et pour certains, leur admiration même, car elle était l’une des scientifiques pionnières du Projet, en tant que spécialiste en biologie végétale extraterrestre à la sélection de cette planète. L’une des sept figures maitresses qui l’incarnaient.

Elle croisa ses bras sur la table et commença :

— Je vous remercie également d’être tous venus aujourd’hui, même si j’aurais préféré que cela soit en de meilleures circonstances. Je pense que vous avez déjà été informés de la nature du problème auquel nous sommes confrontés à l’heure actuelle.

Plusieurs silhouettes hochèrent la tête, y compris parmi les silhouettes holographiques. Les systèmes de communication avaient le mérite d’être très performants et rapides, et ce même pour communiquer avec leur planète d’origine, par le biais du vaisseau spatial qui stationnait en orbite. Il en restait toujours un dans ce cadre-là, ainsi que pour préparer une éventuelle évacuation d’urgence en cas de nécessité. Même si, pour ce qui était de la connexion physique, ce n’était pas exactement la même affaire.

Bérénice entama alors une brève présentation du problème, dont les données n’étaient de toute façon pas des plus nombreuses. Elle démarra sur la question des modifications de température de l’eau, bien qu’ils eussent du mal à relier cela aux dégâts observés au fond de la fosse, ainsi que les modifications de comportement des animaux dont les mouvements étaient complètement modifiés. Elle s’appuya sur l’hologramme pour les montrer en même temps, sous les divers regards aux émotions différentes : chez certains, elle suscitait l’inquiétude tandis que d’autres semblaient prendre la chose avec plus de légèreté voire avec scepticisme. Cela n’empêcha pas le Docteur d’achever sa tirade d’une traite, que personne n’interrompit, hormis ses condisciples pour la ponctuer de quelques commentaires. Cela n’était pas forcément bon signe, ni mauvais non plus.

— … Nous requérons donc la suspension provisoire des différents projets et la mise en place d’une enquête afin de déterminer l’étendue du problème et ses possibles répercussions quant à l’avenir du Projet, annonça-t-elle, ce qui eut tôt fait d’assombrir les visages de ses responsables. Ainsi que la mise à disposition de moyens plus conséquents pour la réaliser, accompagnée de la mise en place de protocoles de sécurité adéquats pour assurer la sécurité des personnes vivant sur cette base et sur les différentes stations expérimentales et pour permettre leur évacuation immédiate en cas de problème. Je vous remercie de votre attention.

Sur ces derniers mots, elle se tut. Joachim la remercia et d’un signe de tête, invita les autres à s’exprimer. Aussitôt, le Président de l’Assemblée requit la parole, qui lui fut bien entendu accordée. Il leur aurait été difficile de l’ignorer lui, l’homme à la tête du Projet. Il en était l’un des premiers initiateurs sur le plan politique grâce à sa position au sein de la Confédération internationale, et de ce fait il était considéré comme une autre de ces figures pionnières d’exception. C’était un darnien trapu mais incroyablement grand pour son espèce, ce qui le rendait plus unique encore aux yeux de ses pairs. Bérénice se retint de fermer les yeux à son intervention ; les choses se corsaient déjà.

— Je vous remercie. J’ai entendu vos arguments, fit-il à l’attention de Bérénice et des collègues de cette dernière, et je comprends votre inquiétude. Cela étant dit, je me permets de vous faire remarquer qu’il est sans doute un peu trop tôt pour spéculer sur la nature anormale du phénomène que vous observez à l’heure actuelle, et encore plus concernant une possible modification du contexte climatique. Les données que vous et vos équipes ont réussi à amasser au cours de ces dernières années sont d’une quantité formidable, je le reconnais, mais elles restent insuffisantes, et surtout trop récentes pour pouvoir réellement penser que ce soit effectivement le cas. Nous n’avons donc rien pour tenir une quelconque comparaison. En effet, ne serait-il pas possible que cela fasse partie d’un cycle naturel ? Apparemment, le changement initial ne concernait que les températures de l’eau.

— Sauf que ce changement demeure toujours inexpliqué, rétorqua Bérénice, la mâchoire contractée. De plus, l’écosystème abyssale de la fosse qui nous avons commencé à étudier est, comme je vous l’ai dit, complètement modifié ; un phénomène naturel de cyclicité ponctuel n’entrainerait pas de dégâts aussi importants en aussi peu de temps.

— Une catastrophe écologique également, rétorqua l’un des actionnaires, l’un des seuls humains présents parmi eux. Surtout aussi rapide, comme vous venez de le dire. N’est-il pas plutôt possible que ce soit lié à un accident quelconque ?

Cette hypothèse n’enlevait en rien le caractère urgent de la situation, ce que l’homme ne remettait pas en doute, mais les procédures à mettre en œuvre étaient complètement différentes. Surtout, selon la cause, il leur évitait de remettre un tant soit peu en question la viabilité du Projet dans son ensemble.

— C’est vrai, concéda-t-elle, cependant son visage indiquait nettement qu’elle n’accordait aucun crédit à cette hypothèse, ce qu’elle justifia rapidement : Cependant, une seule mission d’exploration a été effectuée dans la fosse avant ces observations. Un seul sous-marin a été utilisé cette fois-là et n’est resté en immersion que sur une période de trois jours, immobilisé dans une cavité souterraine comme décrite dans le rapport. Seuls ont été effectués des clichés scanigraphiques et les divers prélèvements autorisés selon la réglementation. Notre rôle dans un phénomène d’une telle ampleur parait très peu probable, acheva-t-elle.

Le dignitaire hocha la tête, le visage fermé, avant de rétorquer aussitôt :

— Et l’incident en question n’aurait pas pu avoir lieu à une profondeur moins importante et s’être répercutée sur la flore de la fosse plus en profondeur ?

— Ce n’est pas impossible. Cependant, nos activités sont encore peu fréquentes, surtout dans la zone concernée. La cité-modèle se trouve bien à proximité de la fosse, mais à distance raisonnable sur le plancher abyssal, et aucun incident technique ou autre n’a été signalé au cours de ces dernières semaines. De plus, c’est dans la fosse même que le phénomène se trouve être le plus marqué, même si nous avons observé une flore plus ou moins souffrante au-delà de cet étage. Dans un cas comme dans l’autre, cela n’enlève en rien la nécessité de réaliser une enquête afin de comprendre ce qu’il s’est passé, y compris au niveau de la cité pour voir si effectivement, sa présence aurait joué un rôle dans le déclenchement de ces phénomènes.

— Mais la mise en arrêt provisoire des activités n’est pas forcément nécessaire, rétorqua un autre dignitaire.

— Elle l’est, si nous devons enquêter sur le possible dysfonctionnement de l’une de nos structures, répliqua-t-elle.

— Seulement des structures suspectées, le temps de la réalisation de l’enquête. Pas de toutes.

Bérénice pinça des lèvres, agacée. Il leur était difficile de justifier leur demande, surtout aux yeux des différents gestionnaires, qui n’avaient qu’une vision partielle de l’affaire. Ils ne comprenaient pas la tournure gravissime qu’elle pouvait prendre, et surtout que, si c’était le cas, il ne serait sans doute plus possible pour eux d’agir d’une quelconque façon. Ils étaient des scientifiques, pas des magiciens, ils ne pouvaient pas influencer le climat selon leurs désirs ; auquel cas, la question n’aurait jamais eu à se poser car le Projet n’aurait jamais vu le jour. Après tout, leur planète se porterait bien mieux si cela avait été le cas.

— De plus, étant vous-mêmes sur place, vous n’êtes pas sans savoir la complexité que revêtirait l’organisation d’une opération d’une telle ampleur, soutint un autre politicien dont Bérénice n’avait retenu ni le nom ni la fonction.

Ce dernier était bien affiché juste devant lui en lettres holographiques, mais elle ne baissa pas le regard même quelques secondes pour s’en enquérir.

— Et même si nous vous envoyions des moyens supplémentaires, ces derniers mettront plusieurs semaines pour arriver, acheva-t-il.

— C’est toujours mieux que d’attendre que la situation se dégrade de trop pour se décider à agir. Comme vous venez de le dire, le délai est important ; mieux vaut donc envoyer à titre préventif, lorsque la situation est encore correcte, plutôt que d’y songer au moment-même où nous en aurions besoin dans l’immédiat.

— Et de quels moyens parlez-vous donc ? demanda le Président en agitant la main.

— Vous savez lesquels, cela a déjà été évoqué au cours des réunions précédentes, intervint le Directeur. Nous avons déjà parlé des lacunes que ne peuvent couvrir nos moyens actuels.

— J’entends bien cela, mais vous semblez oublier que nous ne sommes pas en mesure de vous accorder des crédits illimités, rétorqua le Président, piqué au vif. Nous investissons déjà une somme considérable pour ce Projet, sans savoir s’il aboutira.

— C’est loin d’être une somme perdue, nos recherches ont déjà conduit à l’élaboration de plusieurs appareils et applications grâce auxquels vous réalisez des bénéfices ! protesta Joachim, qui s’agaça à son tour.

— Loin de moi l’idée de vous contredire sur ce point, reconnut son interlocuteur avec douceur, qui percevait la tournure tendue que prenait la discussion et ce, bien qu’il ne fût là qu’à l’état d’hologramme.

Des murmures mécontents commençaient à bruisser du côté des scientifiques mais un geste de Bérénice suffit à ramener la plupart d’entre eux au calme. Cependant, cela ne changea rien aux regards peu amènes qu’ils jetaient à l’encontre des représentants.

— Toutefois, je me dois d’insister sur le fait que nous sommes incapables de vous fournir tout ce que vous désirez, quand vous le désirez. Argos continue de fonctionner, nous avons un rôle à y jouer et cela a un coût.

— Nous ne mettons pas en doute ce point, fit le Directeur.

Cependant, comme les autres, il pensait que le Président utilisait une part de cet argent davantage dans son propre intérêt ainsi que dans celui de ses actionnaires. Il était loin d’être le pire des dirigeants d’entreprise d’Argos : il se souciait relativement de ses employés, les faisait travailler dans des conditions décentes pour un salaire décent et avait une certaine sensibilité pour la cause écologique, qui expliquait sa position actuelle. Malgré cela, sa motivation première restait la profitabilité et il rechignait parfois à investir davantage, surtout s’il n’était pas sûr du résultat. Et encore plus s’il s’agissait de réaliser une enquête susceptible de mettre à mal ses investissements antérieurs.

— Vous l’aurez compris, il s’agit de matériel que nous demandions déjà, et ce depuis longtemps, poursuivit le Directeur d’un ton tranquille qui ne reflétait en rien ses agitations intérieures. Même si l’enquête n’aboutit à rien et que la situation se résout d’elle-même, l’investissement sera loin d’être inutile. Cependant, à l’état actuel des choses, nous ne sommes pas en mesure de répondre à toutes les problématiques et de réagir à tous les problèmes qui peuvent survenir.

— … Nous verrons ce que nous serons en mesure de vous envoyer, céda finalement le Président dans un soupir, après un coup d’œil jeté aux actionnaires les plus proches. Cependant, avant de voir cela plus en détails, j’aimerais revenir sur cette question d’enquête : je doute qu’un tel niveau d’alerte soit nécessaire.

Plusieurs scientifiques présents s’apprêtèrent à protester et Bérénice fronça les sourcils, mais cela ne l’empêcha pas de poursuivre sur sa lancée pour se justifier :

— Comme vous le savez, une opération d’une telle envergure nécessiterait de se justifier auprès de la Commission, et l’affaire pourrait s’ébruiter au-delà de la sphère politique. En plus de susciter d’éventuelles inquiétudes tout à fait inutiles au sein de la population, elle risque de servir de pain béni aux opposants au Projet. Je ne doute pas que vous ayez connaissance de leur existence, fit-il en ponctuant sa phrase d’un signe de tête à leur encontre.

Tous se rembrunirent mais personne ne répondit. Le Projet n’attirait pas l’adhésion de tous et les raisons étaient diverses : économiques pour leurs concurrents et ceux qui profitaient de la situation actuelle – notamment des investisseurs immobiliers peu scrupuleux qui voulaient non pas rendre la vie de tous là-bas possible, mais la garder exclusivement sur terre pour vendre les terrains présents à prix d’or du fait de leur rareté – ; écologiques pour ceux qui ne croyaient pas en le Projet et qui arguaient qu’ils allaient faire de la planète « une seconde Argos » qu’ils détruiraient de la même manière que la précédente, et que ce n’était, finalement, une situation de secours pour se déresponsabiliser de leurs agissements sur la planète-mère. Et d’autres encore, sans qu’ils ne connussent les motifs de tous. Certains peut-être parce que des individus capitalistes se trouvaient à sa tête, ce qui faisait perdre tout crédit au Projet à leurs yeux, sans même qu’il n’y eût besoin d’explications car effectivement, l’Assemblée à la tête du Projet se composait surtout d’investisseurs. Le Directeur Evenborth était l’une des rares figures scientifiques qui y figuraient.

— Cette enquête pourrait donc être agitée par ces derniers comme un argument pour faire cesser ce Projet, et vous savez tout comme moi quels en seraient les conséquences. Et je ne vous parle pas seulement en matière d’économie et d’investissements.

Le Président n’avait pas besoin de leur rappeler la raison pour laquelle ils étaient tous là, à la base ; offrir un nouvel espoir à leur peuple, une terre d’accueil saine où ils pourraient tous s’y établir, tant qu’ils n’y copiaient pas les mêmes erreurs que celles faites sur Argos.

— Donc au vu de la situation, je pense qu’il est préférable de garder cette affaire en interne, conclut-il, et le Directeur acquiesça à ses paroles, les lèvres pincées.

Bérénice voulut protester mais il continua :

— Cela étant, il est vrai que divers signaux d’alerte interpellent et nécessitent sans doute la réalisation d’enquêtes plus poussées, que ce soit dans la fosse où ont été observés ces dégâts importants, ainsi que dans les stations qui rapportent des bouleversements au niveau des étages supérieurs qui sont plus connus, et donc plus à même de nous permettre de nous amener à conclure.

Bérénice se rembrunit tandis que lentement, beaucoup s’alignèrent sur ses propos. Près d’elle, ses condisciples lui jetaient des œillades désolées ou affligées. Car si la demande d’une enquête avait été retenue, elle n’était pas globale. Et surtout, aucune suspension de projet n’était évoquée, ni la question de la sécurité des personnes présentes sur le complexe et sur le reste de la planète.

Elles ne le furent pas davantage par la suite, malgré leurs efforts.

**

La capsule retomba sur le sol avec un bruit mat qui fit sursauter Lionel. Il se détourna de son entolon où s’affichaient ses données pour jeter un coup d’œil nerveux à l’objet à présent immobile avant de le reporter sur l’écran holographique. Plusieurs phrases et des graphiques qu’il avait lui-même dessinées défilaient devant ses yeux, pourtant il les voyait à peine et comprenait encore moins leur sens. Il savait que plusieurs bâtiments plus loin, sa supérieure, le Docteur Rocombell, était réunie avec d’autres scientifiques en compagnie de personnalités importantes telles que le Directeur et le Président de l’Assemblée pour débattre sur l’incident qu’ils avaient observé dans la fosse et sur les mesures à prendre. Il le vivait très mal.

Le stress l’avait gagné dès lors qu’il avait su l’existence de cette réunion. Il devait remercier Mara pour cela, qui lui avait lâché cette information sur un ton anodin en commandant son repas – elle avait mangé avec eux ce jour-là, ainsi qu’Untrill, ce qui était assez rare pour être noté. Lionel avait cru faire un malaise à ce moment-là et ses amis et collègues avaient failli l’envoyer à l’infirmerie lorsqu’ils l’avaient vu pâlir et serrer ses couverts jusqu’à ce que ses jointures en blanchissent. Pourtant, il ne cessait pas de se rassurer et de se rabrouer mentalement quant à la possibilité infime que lui-même pût avoir un lien avec ce qu’il s’était produit, ou que quelqu’un pût le penser du fait des circonstances hasardeuses très ironiques. La moindre occasion réveillait sa peur, plus vive que jamais. Il s’était jeté à corps perdu dans le travail pour ne plus y penser et une fois la journée terminée et le repas du soir consommé, il s’était précipité dans sa chambre pour s’y enfermer.

A présent, il se retrouvait devant toutes ses notes qu’il avait réunies, issues de ses recherches officieuses. Il préférait les conserver ainsi, sur un entolon personnel non connecté au réseau et sur les feuilles volantes qu’il avait ramenées d’Argos, plutôt que sur son entolon professionnel ou l’autre personnel afin d’éviter de laisser trop de traces accessibles sur le réseau. L’usage du papier était très réduit et se limitait à la vie domestique, ayant été complètement banni du milieu professionnel. Il était assez compliqué de s’en fournir mais Lionel en conservait toujours quelques-unes au-cas-où, lorsqu’une idée lui venait pour la noter. Durant ses études, il trainait toujours un petit carnet avec lui mais cette habitude s’était perdue avec son chômage prolongé et il ne l’avait pas reprise après cela.

D’ailleurs, à présent qu’il se retrouvait devant elles et qu’il y réfléchissait, il ne savait même plus pourquoi il l’avait fait ; il ne recherchait rien de particulier. Pourtant, sur l’instant, son esprit avait considéré qu’il s’agissait là d’une urgence et qu’il fallait à tout prix tout regrouper face à lui, mais la raison lui échappait. Et à présent que ceci était le cas, que fallait-il en faire ?

— Dans quelle merde je me suis embarqué…, marmonna-t-il pour lui-même, le visage crayeux et le corps raide.

Ses recherches aussi ne feraient que l’enfoncer. A partir du moment où un détail les laisserait suspecter un quelconque lien avec lui-même, il ne suffirait de pas grand-chose pour qu’ils en prissent connaissance ; les caméras de vidéosurveillance leur montreraient l’origine des boites de gélose surnuméraires et les quelques clichés scanigraphiques non déclarés. Et que se passerait-il, dans ce cas ? Dans le meilleur des cas, il serait seulement renvoyé de son travail, ce qui signifiait retour sur Argos, au chômage et avec un curriculum vitae tel que personne ne l’embaucherait sans doute plus. Il pourrait faire une croix sur sa carrière et, ses diplômes devenus inutiles, sa vie serait misérable et il serait obligé d’exécuter des travails mal payés, possiblement au noir, pour tâcher de survivre – comme avant. Pire qu’avant.

Et tristement, c’était là l’une des meilleures hypothèses qui lui venait à l’esprit. Parce qu’ils pouvaient aussi le juger et, selon la hauteur du crime qu’ils estimaient, peut-être irait-il en prison. Ou pire encore – après tout, avec les problèmes de surpopulation auxquels ils étaient confrontés, ils en venaient plus facilement à utiliser la mort, sous forme de condamnation pénale, d’euthanasie de convenance et de mort assistée, comme une voie de sortie pour certaines personnes. Il pourrait en faire partie car après tout, il aurait ruiné les espoirs de tous.

C’était bien la première fois qu’il maudissait sa curiosité maladive et son absence de réflexion à ce sujet. Il aurait dû deviner les possibles conséquences qui découleraient de ses actes bien plus tôt, bien avant de mettre sa stupide envie à exécution et bien avant de se mettre à détourner en partie le matériel pour son propre usage, derrière le dos de ses collègues. Ou peut-être y avait-il déjà songé, sans doute en vérité, mais il avait estimé que le risque était trop infime pour ne pas passer outre. En fait, il avait pêché par son arrogance. Mais que lui était-il donc passé par la tête ?

Et surtout, que faire à présent ? Dire la vérité était inenvisageable – autant se pendre tout de suite, pour ce que sa vie deviendrait. Se débarrasser de l’algue avant que quelqu’un ne tombât dessus par hasard ? Il n’y avait aucune caméra dans sa chambre et c’était bien là la seule chose qui le sauvait. Mais avant ? Avait-il été filmé sur le trajet ? Peut-être pas, la capsule qui l’avait contenue avait été glissée dans son sac et elle n’avait été visible à aucun moment au cours de son retour dans sa chambre. Y avait-il une quelconque image susceptible de leur donner le moindre indice sur ses agissements ? Dans le même cas, si effectivement, il décidait de la jeter, il lui faudrait tâcher de le faire avec discrétion, pour ne pas apporter une preuve supplémentaire sur un plateau d’argent. Ou la détruire ? Ce serait peut-être plus simple, en effet ; il n’aurait pas besoin de la sortir de la pièce. Mais quelle méthode discrète utiliser qui n’apporterait pas la suspicion et éliminerait toute trace ? Ce n’était pas comme s’il avait un incinérateur intégré dans sa chambre et il n’avait pas accès à ceux présents sur le site – et pour cela, il lui faudrait la sortir, le problème restait donc le même.

Il soupira avant d’éteindre son entolon et de le reposer sur ses cuisses. Même s’il ne comprenait pas comment son simple geste aurait pu causer une situation pareille, il avait orienté ses recherches pour essayer de démontrer l’absence de liens entre lui-même, l’algue et la mort de ses semblables et de la mousse orange. Il espérait ainsi se dédouaner, se prouver à lui-même et à son esprit pleutre qu’il n’avait rien à voir avec le drame écologique qui était en train de se produire. Ainsi, la crainte sourde en lui finirait par se dissiper – ainsi qu’un début de culpabilité ? Il n’arrivait pas à le croire, mais la coïncidence était si étrange qu’il ne parvenait pas à s’empêcher de douter malgré tout. Il avait même songé à un moment à la rempoter dans la fosse en espérant que tout redevînt comme avant, comme s’il n’avait rien fait mais l’efficacité d’une telle initiative le laissait dubitatif.

Son regard retomba sur l’armoire dans laquelle se trouvait le grand aquarium. Il n’avait pas besoin de les voir pour se douter que l’algue rouge demeurait immobile mais que les petits plants qui l’accompagnaient s’agitaient au rythme du courant créé artificiellement. Plus il observait la pousse de la mousse orange jour après jour, plus il lui semblait que ces mini-plants fonctionnaient comme un rhizome – étaient-ils à ce point symbiotes de l’algue rouge, ou le lien entre eux était-il plus important encore ? Pour le reste, il ne savait tout simplement pas quoi chercher, et la panique ne l’aidait pas : des prélèvements de tissus et de cellules ? Mais pour mettre quoi en évidence ? Il lui manquait tant de choses pour pouvoir en conclure quoi que ce fût ou savoir où diriger ses recherches !

La frustration était telle qu’il réalisa avec retour qu’il avait serré ses poings, qu’il força à se relâcher comme ses mâchoires. Il devait éviter d’attirer l’attention des autres sur lui. Il percevait quelques faibles chuchotements en provenance de la salle commune, si ténus qu’il les entendait à peine. Il avait déjà du mal à justifier son refus soudain qu’ils accédassent à sa chambre, lui qui se montrait pourtant assez indifférent avec sa propre intimité sauf quand il voulait être tranquille, ce n’était pas la peine de leur donner des envies supplémentaires d’y jeter quelques coups d’œil. Un rien suffirait à le rendre suspect à leurs yeux, il lui fallait être prudent. Car s’ils venaient à fouiller sa chambre, il ne faudrait pas longtemps pour qu’ils comprissent ce qu’il avait fait. Pour ce qui était de faire disparaitre des preuves, il n’était qu’un amateur.

Avec un soupir las, il écarta l’entolon de ses jambes avant de le replier et de le ranger dans sa pochette protectrice. Il rassembla les quelques notes papier dans un dossier cartonné qu’il posa à côté d’elle sur le sol. Il jeta une œillade à son armoire close qu’il considéra quelques instants d’un œil songeur. Il finit par ouvrir la cloison pour cacher le dossier derrière l’aquarium et reposer la pochette de l’entolon à sa place, calée dans un coin discret. Si quelqu’un mettait la main sur l’un comme sur l’autre, alors ce dernier aurait également trouvé l’algue. Il ne risquait pas grand-chose de plus. Peut-être devrait-il également les détruire s’il songeait à faire disparaitre l’algue ? Mais par quel moyen ? Le problème restait le même.

Sans prendre la peine de revêtir sa tenue de nuit, Lionel se glissa sous ses couvertures, uniquement vêtu d’un caleçon, et se cacha sous elles. Comme si elles l’isolaient du monde extérieur et l’en protégeaient.


Texte publié par Ploum, 26 avril 2020 à 18h13
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