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tome 1, Chapitre 2 « Tous sortent de la mort comme l’on sort d’un songe » tome 1, Chapitre 2

« Tous sortent de la mort comme l’on sort d’un songe. »

Agrippa d’Aubigné, Tragiques, 1616.

Écosse, Hébrides extérieures, 25 avril 1895

La caserne, isolée sur une île hostile au large de l’Écosse était longtemps restée déserte, lentement grignotée par les vents septentrionaux et une végétation rase, mais pugnace. Avant même son abandon, elle n’avait servi qu’à la préparation de manœuvres secrètes ; son existence n’était connue que d’une poignée de membres de l’État-major et de quelques pêcheurs indifférents.

Une dizaine d’années plus tôt, des bateaux avaient commencé à l’aborder, bravant les dangers d’une traversée nocturne. Un petit contingent avait débarqué, chassant l’abondante colonie d’oiseaux marins qui peuplait l’île et entamé la remise en état des bâtiments sur lesquels la nature avait repris ses droits. La fumée s’élevait de nouveau des cheminées. Les pêcheurs avaient compris qu’il ne faisait plus bon s’approcher de trop près des rives défendues par de puissantes batteries.

En cette froide nuit de mars, un vent froid soufflait sans relâche, sans parvenir à déloger la couche nuageuse qui voilait le ciel. Les soldats du détachement relevaient frileusement le col de leur manteau pour se préserver, en vain, de l’air glacé qui traversait les étoffes les plus épaisses. Même les marins qui manœuvraient la petite embarcation à vapeur, des hommes solides à la peau tannée par les intempéries, vaquaient à leur tâche le dos voûté et les paupières mi-closes, une expression stoïque sur leurs traits rudes. Seule la frêle silhouette assise sur un banc à la poupe ne semblait pas affectée par la rigueur du climat. Elle se tenait, raide et droite, le regard fixe, tandis que le vent fouettait sa chevelure noire.

Le sergent Johnson frotta ses mains l’une contre l’autre, contemplant le visage blême dont les yeux disparaissaient dans les ombres. Le corps menu n’était revêtu que d’une tunique et d’un pantalon de drap de laine grise, comme un habit de prisonnier en taille réduite. À la faible lumière d’une lampe-tempête, le sous-officier chercha à apercevoir son subordonné parmi les formes indistinctes recroquevillées sur les bancs, le long du bastingage :

« Caporal Harrington, pouvez-vous trouver un manteau, ou une couverture, pour notre… passager ?

— Je vais essayer, Sergent », répondit avec lassitude le jeune militaire aux cheveux filasse.

En temps normal, Johnson l’aurait certainement repris, mais il compatissait à l’inconfort des hommes. Il pouvait difficilement leur reprocher de faire preuve de mauvaise humeur. Même dans le petit port d’Écosse où ils avaient embarqué, les rares passants avaient fixé avec condescendance ces fous d’habits rouges qui s’apprêtaient à braver les vagues et le vent au beau milieu de la nuit. Le caporal se leva, en bousculant au passage plusieurs de ses camarades qui maugréèrent à voix basse.

« Comme si ces créatures avaient besoin qu’on les materne, grommela l’un des soldats. Il n’y a déjà pas de quoi réchauffer les vivants… »

Les sourcils blonds de Jonhson se froncèrent au-dessus de son long nez étroit :

« Vous avez un problème, Cooper ?

— Non, sergent, répondit l’homme d’une voix sourde.

— Je l’espère bien. Vous savez tous l’intérêt que l’État-major porte à ces créatures. Il nous a été demandé de veiller à leur bien-être. »

Quelques minutes plus tard, Harrington revint avec une couverture sous le bras, qu’il alla draper autour des épaules de leur passager. Sa tête pivota vers le caporal ; il le fixa un bon moment, sans que la moindre émotion apparût sur ses traits immatures. Une fois sa tâche achevée, le caporal resta un instant immobile, à examiner l’être silencieux. Malgré le bruit déchirant des rafales, Johnson entendit son subordonné lui parler à mi-voix :

« Voilà, ça ira sans doute beaucoup mieux ainsi, mon garçon… »

Le sergent secoua la tête avec tristesse : même si la nature exacte de la créature avait été évoquée avant l’appareillage du bateau, son apparence puérile lui attirait attention et compassion de la part de certains membres de son escorte. C’était notamment le cas du jeune caporal, l’aîné de cinq frères et sœurs : la présence de cet être, qu’il peinait à voir autrement que comme un enfant ordinaire, suscitait en lui une intense mélancolie.

Dans un monde froid et obscur qui se limitait au mouvement des vagues, au tangage de la barque-vapeur, au sifflement du vent et aux crachotements de la chaudière, une réalité plus vaste se manifesta enfin. Au départ, ce ne fut qu’une forme noire sur le fond à peine moins sombre d’un horizon glacé. Elle se piquait de multiples points lumineux, qui palpitaient au rythme des flammes vacillantes qui les engendraient. Un débarcadère surgit devant eux, sur lequel se dressait le major Forsythe, responsable de la place forte, en compagnie de son aide de camp, de deux hommes de troupe et d’un individu en blouse blanche. Les soldats de la garnison attrapèrent les filins afin de faciliter l’accostage.

Dans un mouvement bien ordonné, le détachement commença à gagner la terre ferme. Johnson attendit que les dix hommes eussent quitté le bord pour reporter son attention vers la créature ; elle avait repris sa posture figée, le regard dans le vide. Le sergent esquissa un signe de tête en direction du caporal : d’un accord tacite, ils saisirent chacun un bras du passager, non sans précautions.

La couverture qui drapait le corps frêle retomba à terre. Supporté par leur poigne vigoureuse, il avança d’une démarche heurtée et malhabile, comme un tout jeune enfant titubant dans ses premiers pas. Les deux hommes durent le soulever pour lui faire franchir le rebord du bateau et prendre pied sur l’appontement que son regard vague ne semblait pas voir. Ils le menèrent jusqu’au major, qui baissa les yeux vers la pitoyable créature, dont les cheveux trop longs dissimulaient les traits :

« Vous a-t-il posé des problèmes ?

— Aucun, major, déclara Johnson. Il est resté parfaitement calme durant l’ensemble du trajet.

— Bien. Doctor Slaughter ? »

L’homme en blouse blanche se rapprocha d’un pas et examina avec froideur leur nouveau pensionnaire :

« Lâchez-le, sergent » commanda-t-il.

Johnson n’appréciait guère qu’un civil lui donnât des ordres, mais il était difficile de dire où se situait la véritable autorité dans ce lieu oublié de Dieu, et probablement aussi du Diable. D’un regard, il intima Harrington d’obtempérer. La créature, privée de soutien, vacilla avant de retrouver un équilibre précaire. Ses yeux demeuraient baissés vers les planches humides du ponton.

e sa main dure et sèche, Slaughter l’attrapa par le menton pour lui redresser la tête : le visage qui apparut ressemblait à celui de n’importe quel enfant de six ou sept ans, si ce n’était son expression hagarde et les prunelles couleur de sang qui luisaient étrangement dans la pénombre, par vagues d’or et de bronze, comme si quelque chose bouillonnait dans leur profondeur. Du pouce, le docteur lui retroussa les lèvres, examinant ses dents, puis releva sa manche, révélant un bras pâle criblé par la chair de poule. Il prit le temps de tâter le muscle avant de baisser de nouveau l’étoffe et de se tourner vers Forsythe :

« Il semble parfaitement réussi. Vous pouvez le faire emmener dans sa cellule. Par contre, il n’a sans doute pas encore appris la propreté. »

Forsythe se tourna vers les deux soldats qui se tenaient derrière lui sur le ponton :

« Mettez-le dans la cellule numéro dix-sept. Veillez à ce qu’elle soit suffisamment chauffée et que le sol soit recouvert de sciure. Sergent, a-t-il déjà été nommé ?

— Pas à ma connaissance, major. »

Fronçant ses sourcils roux, le major considéra gravement la créature, dont le vent fouettait toujours les longues mèches. Un sourire pensif étira ses lèvres :

« Eh bien… Wind (1) me semble un nom tout à fait approprié. »

L’être nouvellement baptisé releva la tête et fixa l’officier de son regard écarlate, avant de le promener autour de lui, en clignant des paupières. Un peu gêné, le major redressa son col de sa main gantée :

« Brown, Flint, vous pouvez l’emmenez. »

Les deux soldats s’avancèrent pour saisir Wind et l’entraînèrent vers l’entrée du fort. Pivotant sur ses talons, Slaughter leur emboîta le pas. Forsythe s’approcha de Johnson :

« Sergent, vos hommes doivent être fatigués et transis, de même que l’équipage du bateau. Vous voudrez sans doute vous réchauffer et prendre un peu de repos. »

Les mains croisées derrière le dos, l’officier se tourna vers son ordonnance :

« Bennett, veuillez conduire ces hommes au mess. Mettez à leur disposition des vêtements secs et chauds et faites-leur préparer une collation. Si certains désirent se reposer, vous pouvez leur attribuer des lits dans le dortoir Nord.

— Bien, major… »

Johnson contempla les murailles austères du fortin, en essayant d’oublier la raison pour laquelle il était de nouveau armé… et ce qui vivait en ses profondeurs. Il rencontra le regard d’Harrington, troublé et hanté. Tout comme lui, il n’avait sans doute qu’une seule envie : faire demi-tour, rembarquer et naviguer vers un monde normal, où personne ne revenait d’entre les morts pour poser sur lui une paire d’yeux rouges et sans vie. Malgré tout, il s’obligea à garder un visage courtois :

« Nous vous remercions, Major. »

Kelly déverrouilla la double serrure de la porte, maugréant entre ses dents :

« On s’demande bien pourquoi on prend toutes ces précautions, ces machins ont moins de cervelle qu’un mouton…

— Et encore, tu les flattes, rétorqua Brown. Des harengs, j’dirais… Des harengs qu’on change en singes et en perroquets savants ! »

Les deux hommes éclatèrent de rire ; le son strident fit réagir Wind, qui sursauta violemment entre les mains de Brown avant de replonger dans l’apathie. Le soldat jura entre ses dents ; déjà, son corps se tendait dans la préméditation d’une rétribution brutale, mais Kelly l’arrêta d’un geste :

« Fais gaffe ! Faut surtout pas les abîmer, tu t’souviens ? »

Son compagnon souffla avec dédain :

« J’vais te dire une chose… J’crois pas une seconde c’qu’on raconte, qu’ils sont revenus d’entre les morts. Pour moi, c’est qu’un tas de simples d’esprit à qui on bourre la fiole… »

Pendant que Brown maintenait toujours Wind, les mains sous ses aisselles, Kelly pénétra dans la petite cellule en levant haut sa lampe à huile. La pièce était juste assez grande pour permettre à un homme de s’étendre sans inconfort. Le sol disparaissait sous une couche de sciure. Une paillasse garnie de quelques couvertures occupait l’un des coins. La seule fenêtre, trop haut placée pour qu’un adulte pût contempler le paysage au travers, révélait derrière un épais vitrage une rangée de solides barreaux. Il n’y avait pas d’autre éclairage que celui que dispensait la lampe tenue par le soldat.

Brown traîna la créature jusqu’à la paillasse et la balança dessus, puis s’écarta en effaçant négligemment du pied les traces dans la sciure. Wind se recroquevilla aussitôt en position fœtale dans le nid de couvertures. Même si une douce chaleur conduite par des tuyaux d’eau chaude dissimulés sous le dallage régnait dans la petite pièce, un léger tremblement parcourait son corps. Le soldat essuya ses mains sur son uniforme, comme si le contact avec l’être l’avait contaminé.

« On le laisse dans le noir ? demanda Kelly en se dirigeant vers la sortie.

— On va quand même pas lui donner une lampe, des fois qu’il foute le feu… »

Les deux hommes sortirent en claquant la porte derrière eux, livrant Wind à la pénombre la plus absolue. Il continua de trembler pendant un moment puis, progressivement, ses frissons se firent plus espacés, pour cesser totalement.

Une main crispée sur la couverture, la créature avait sombré dans un profond sommeil.


1. Wind : “Vent” (angl.)


Texte publié par Beatrix, 12 décembre 2021 à 20h54
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