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— Nulle part ? Je ne saisis pas !

Béatrice m’invita à me rasseoir, mais je l’ignorai. Elle ramassa mon assiette avec dépit, attrapa un pouf caché un peu plus loin et m’y poussa sans ménagement. Avant que je ne puisse l’injurier, elle m’expliqua :

— Nulle part, c’est nulle part. Y a rien d’autre à comprendre, ma p’tite.

— Je ne suis pas votre « petite » ! Et nous ne pouvons pas être à « nulle part », ce que vous dites n’a aucun sens !

— Puisque j’te dis qu’on y est ! Arrête d’faire ta tête de linotte et écoute-moi. Ici, t’as de tout. Des français, des rosbeefs, des italiens, des chinois, des arabes, fin t’as de tout, quoi. Ça s’ mélange pas mal et ça donne naissance à un sacré charabia, ma parole. On vient de partout, mais on est nulle part.

Cette femme commençait sérieusement à me fatiguer, mais elle posa ses mains sur chaque côté de sa taille et fronça les sourcils. Son visage aimable s’était teint d’agacement et je compris qu’elle ne me laisserait pas partir. Une fois assurée que je ne bougerai pas, elle m’ordonna d’attendre et ouvrit un placard. Elle me jeta ensuite une robe plus longue et au décolleté moins échancré. Malgré les battements agités de mon cœur, je la remerciai avec gratitude.

Ma robe déchirée me mettait vraiment mal à l’aise.

— Ne sors jamais avec cette tenue, sinon les maq’reaux auront vite fait d’poser leurs sales pattes sur ton p’tit corps et d’te vendre au plus offrant, m’avertit-elle. Si tu veux partir, j’t’en empêcherais pas, mais tu dois m’écouter avant.

Voyant que le pain perdu s’était refroidi, elle me proposa une barre de céréales, que j’acceptais sans réelle envie. Je me détendis cependant : Béatrice ne me voulait visiblement aucun mal. Même si je ne comprenais pas où elle voulait en venir avec son « nulle part », elle m’avait protégée.

— Ici, c’est l’anarchie, tu saisis ? révéla-t-elle en s’asseyant à son tour. T’as aucune loi, aucune règle, aucune limite. C’est pas un espace pour les femmes, encore moins pour une p’tite comme toi.

— Raison de plus pour quitter cet endroit.

— Y a pas d’société ou d’pacte social comme disait Rousseau. Ici, l’meurtre et l’viol sont légaux, c’est la loi du plus fort qui prime. T’as des violentes bagarres à tous les coins de rues, les gens sont de vrais sauvages.

J’enfouis ma tête contre mes mains afin d’apaiser ma migraine. Plus cette femme parlait, plus j’avais l’impression de m’enfoncer dans le désespoir et l’absurdité. Je rêvais forcément, ou Béatrice était parano, ou elle cherchait à m’effrayer. Comment un tel endroit pouvait exister ? N’y avait-il pas d’Etat, de police ou une institution pour réguler tout ça ?

— Tu m’crois pas, hein ? dit-elle. Quand j’t’ai découverte, avec tes vêtements déchirés, j’t’ai bien cru morte. Les gens ici n’ont pas d’notion d’bien ou d’mal. Si t’es une femme, t’as intérêt à t’balader avec une arme à la main pour exploser la cervelle d’ceux qui veulent poser leurs grosses mains sales sur toi. Si tu t’défends pas, tu vaux pas mieux que d’la viande.

Cette fois-ci, je reposai la barre de céréales, l’appétit coupé. Béatrice parlait de cela comme l’on discute de la météo. L’horreur me montait à la gorge, je n’étais pas certaine de vouloir partir à présent. Je découvris derrière elle des armes à feu accrochées sur le mur. Il y avait de quoi rivaliser avec un militaire ; elle disposait d’un véritable arsenal !

— J’étais avec mon copain avant mon… arrivée ici, confessai-je. On s’est disputé, puis je me suis réveillé ici. Vous n’avez pas entendu parler de lui par hasard ?

Béatrice secoua la tête, ce qui renforça mon dépit. Ce crétin de Judaël était aux abonnés absents, pour ne rien changer. J’allais donc devoir me débrouiller seule, sans argent, sans portable, dans un lieu rongé par l’anarchie. Je me consolais en songeant que cette femme m’avait récupéré à temps. Je n’étais pas blessée et personne ne m’avait violenté… pour le moment.

— Les gens atterrissent ici par hasard, expliqua-t-elle, sans explication. Ton copain peut être avec nous. Paix à son âme alors. S’il est aussi résistant que toi, les charognes vont l’bouffer tout cru !

J’ébauchai un rictus et me décidai à me changer. La robe descendait jusqu’à mes pieds et ne serait pas pratique pour marcher. Néanmoins, il valait mieux ça que l’on me confonde avec une prostituée. Béatrice attrapa un pistolet, le chargea de plusieurs balles et me jeta une paire de bottes à la figure.

— T’es sûre qu’tu veux pas rester c’te nuit ?

— Ça ira, merci, répondis-je d’un ton raide.

Je lui étais certes redevable de m’avoir sauvé la vie, mais quelque chose chez elle me mettait mal à l’aise. Je n’aimais pas le détachement avec lequel elle parlait de ce monde anarchique et de ses lois primitives. Elle ne se formalisa pas de ma réponse et attacha ses cheveux bruns grisonnants avant de me remettre l’arme.

— Comm’tu veux, mais viens pas pleurer à ma porte si t’es dans la merde.

Elle saisit brusquement mon poignet, ouvrit la porte d’entrée en grande volée et me poussa dehors.

— T’es stupide de partir à l’aventure comme ça, soupira-t-elle. Tu peux pas rentrer à Paris. Y a aucun panneau dans l’coin.

— Je trouverais forcément mon chemin.

— Nulle part, c’est nulle part. Trouve-toi plutôt un coin tranquille, des réserves de balle pour buter les salauds qui traînent dans l’coin. Ou les salopes, aussi. Pose-toi pas d’question et tire-leur droit ici, dit-elle en posant son index sur mon front.

— Je ne suis pas une meurtrière.

Elle éclata de rire et ses lèvres dévoilèrent des dents grisonnantes comme ses cheveux.

— On s’en fout. Tuer c’est la base pour survivre. Rentre-toi ça dans l’crâne si tu veux r’trouver ton p’tit copain.


Texte publié par Elia, 10 mai 2018 à 19h45
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