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Acte I

Covent Garden, Londres 2014

Son regard vacilla lorsqu’il croisa le regard cendré de celui qu’il devrait, dans moins de six heures, rencontrer.

La nervosité se lisait sur son visage et était caractérisée par une petit ridule sur les commissures de ses lèvres se creusait. Il rajusta de ses mains tremblantes son costume en serge gris anthracite, en laine dite “vierge” car provenant de la première tonte d’un mouton. Pour ne pas attirer l’attention sur son agent, il continua d'ausculter la gigantesque salle de représentation du Royal Opera House. Grande et lumineuse, elle éblouissait ses pupilles de ses airs majestueux. Il n’eut aucun mal à trouver sa place, puisque habitué à ces festivités : sa fiancée en raffolait et l’y traînait chaque fois qu’ils avaient un moment de libre à partager.

Malgré son anxiété, il était confiant, en terrain connu et allié. Il savait qu’il n’y risquait rien. Enfin, si ce n’était son emploi et cette liberté qu’il lui offrait. Car l’avantage d’être un agent opérationnel était qu’il voyageait beaucoup et, de ce fait, ne possédait que peu d’attache. Si l’on omettait ce mariage arrangé.

Il s’installa et attendit assez impatiemment les premières résonances du Lac des Cygnes.

L’impatience était aujourd’hui palpable. En effet, la représentation du jour était particulière puisque Londres avait le privilège d’accueillir l’étoile montante de Moscou, Viktoria Volontov.

Le jeune anglais avait fait ses recherches, sur cette pointure de la danse.

Il avait ainsi appris que depuis ses six ans, cette athlète s’était entraînée d’arrache pied pour devenir plus qu’une étoile : L’Etoile. Au point qu’aujourd’hui, on l’appelait aux quatre coins du monde la nouvelle Anna Pavlova. Un titre mérité, s’il en jugeait par la multitude de représentation qu’elle avait joué, ne serait-ce qu’en cette fructueuse année 2014.

Outre ses incroyables aptitudes à la danse et sa maîtrise parfaite de son corps, c’est sa beauté froide qui l’avait tout particulièrement subjugué.

Dans les journaux, comme dans les interviews, elle parlait peu d’elle, ne portait pas de bijoux, mais était toujours élégamment vêtue. La tête haute et le dos droit, caractéristiques de ses années d’apprentissage, elle arborait constamment cette attitude froide et supérieure qui impressionnait et, parfois, effrayait.

C’était là un masque qu’elle affichait en toute circonstance, ce qui le poussait à se questionner sur son comportement dans l’intimité.

Il se demanda alors s’il pouvait se permettre de rendre visite à cette danseuse russe, après sa représentation, juste pour satisfaire cette malsaine curiosité qui ne le quittait plus depuis qu’il l’avait découverte.

Un homme bedonnant et au rire gras s’assit à côté de lui, détournant ses pensées de la danseuse. Il tourna son visage sur l’impromptu et le scanna de ses prunelles de jade.

Il s’agissait d’un homme chauve, bien portant, double menton et la cinquantaine. Il portait un costume noir, une chemise caramel et une cravate défaite. Il semblait avoir forcé sur le vin, son nez légèrement rougit par l’alcool en était le résultat.

Il le vit se pencher vers lui pour murmurer sur le ton de la confidence, mais d’une façon si peu discrète qu’elle lui hérissa les petits cheveux à la base de la nuque :

— Eh bien, Red ! En mission je présume ?

— Vous présumez bien, s’entendit-il répondre d’une voix atone et claquante.

Ce ton étonna le plus vieux qui lui jeta une œillade étonnée, qui s’adoucit ensuite. Il ne se rappelait que trop bien du professionnalisme de son ancienne jeune recrue. Il lui frappa alors l’épaule, dans un geste plein d’affection, paternaliste.

Dans un même temps, le rideau se leva et les premières notes coulèrent comme du miel aux oreilles du jeune homme.

— Détendez-vous, agent ! Et profitez du spectacle ! Viktoria est une danseuse hors-pair et, si vous voulez mon avis, un joli bout de femme ! La poitrine peut-être un peu petite, m’enfin… C’est courant dans ce milieu !

Son rire gras et ses propos malvenus attirèrent l’attention et le regard courroucé d’une vieille femme assise un rang après eux.

Philip Bracher, un ancien général reconverti dans le renseignement, après une rapide carrière politique à Washington, avait été l’instructeur du jeune agent opérationnel.

— Puis bon, on se contente de peu, hein ! D’ailleurs, comment va Angelina ?

L’agent adressa à son ancien mentor un sourire qui voulait tout dire.

— Je vois… tant qu’elle ne dilapide pas ton compte en banque, tout va bien j’présume. Puis bon, un mariage arrangé, c’est jamais simple. Y a qu’à voir moi et ma femme !

L’agent frissonna d’horreur.

Il s’imagina quelques années plus tard, aux côtés de sa future femme. Cette vision le fit se contracter légèrement.

— T’as d’la chance que ta femme ressemble au moins à quelque chose. ‘Fin, ça va, t’es pas non plus à plaindre !

A l’absence de réaction et de réponse, il n’insista pas plus. Il se concentra au contraire sur la représentation. Notamment parce que la belle Viktoria venait d'apparaître, la deuxième scène du premier acte commençait alors. Elle était sublime, dans son rôle d’Odette. Ses gestes transmettaient avec une intensité sans pareil les émotions de son personnage. Le jeune agent les ressentait comme s’ils étaient siens.

D’une élégance rare, sa danse toucha l’agent Red en plein cœur. Le maelstrom d’émotions qui l’assaillirent le tétanisèrent. Il ne pouvait plus détacher son regard de cette femme à la souplesse incroyable et à l’élégance rare.

Et le plus étonnant, à ses yeux, était que même au milieu des autres danseuses, elle rayonnait et attirait inévitablement l’attention. Ses pas, sa façon bouger même, étaient hypnotisant pour le spectateur, même le plus néophyte de tous, comme le vieux Bracher.

Cette femme ne se contentait pas d'interpréter Odette, elle était Odette !

De sa simple présence, elle effaçait ses compères et attirait sur elle les regards tantôt admirateurs, tantôt désireux des spectateurs. Elle en avait conscience et savourait ces innombrables paires d’yeux posées sur elle. Elles étaient sa force, elle s’en nourrissait. Plus ils la désiraient et plus elle grandissait.

Ses pas de danse s’affinaient, elle se mouvait avec de plus en plus de grâce et, étonnamment, de facilité.

Elle aimait ce qu’elle faisait, la danse était toute sa vie, son premier et unique amour.

Depuis cette représentation, à ses cinq ans, elle s’y était jetée corps et âme, faisant la fierté de ses parents qui ne loupaient jamais la moindre représentation. Et ce, grâce à la profession politique de son père, qui se servait justement du métier atypique de sa fille pour rencontrer d’autres politiques, des hommes et des femmes de pouvoirs, et étendre ainsi son influence, c’était pour lui l’équivalent d’un tremplin dans son ascension professionnelle. Notamment, et surtout, à l’étranger.

Comme en Angleterre, pays qu’il avait en ligne de mir depuis quelques années déjà et qui s’était raffermi avec l’arrivé du Brexit.

Le père de la danseuse possédait un regard d’aigle, une vision acquise lors de ses jeunes années d’études à l’école militaire. Il avait été un tireur d’élite et avait excellé dans sa division.

De sa place à un bout de la gigantesque salle de représentation, il vit l’agent opérationnel Johnathan, nom de famille inconnu et inexistant dans les archives. Une singularité au sein des services de renseignement russes. Une singularité qui, à son sens, aurait été intéressante à étudier.

Ses lèvres charnues s'étiraient en un sourire cruel, tandis que les rouages de son cerveau se mettaient en branle.