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Chapitre 4

- Huit, neuf, dix, sans valet !

Les cartes s'abattent sur la table et Florentin regarde son jeu puis la taverne bondée. Il jette un roi sur le tas de carte, prend le jeton qu'on lui tend avant d'abattre le deux de pique qui lui reste. Lassé de jouer aux cartes avec des clients avinés, le jeune musicien salue la compagnie avant de quitter les lieux.

De retour dans sa chambre, le musicien se penche sur ses dernières compositions qu'il compte jouer avec Victoire ainsi que les notes qu'il a griffonnées afin de lui donner des notions de composition. Il ne peut nier que depuis six mois, elle travaille dur pour le satisfaire et que son jeu s'est amélioré.

Le lendemain, lors de leur séance de l'après-midi, le jeune homme, gêné, balbutie à la jeune fille qu'il sollicite son aide pour placer quelques-unes de ses compositions dans des concerts privés. Victoire marche de long en large dans le salon de musique en réfléchissant.

- Vous accepteriez de jouer également ? Je veux dire, des airs connus en plus de vos compositions ?

- Oui, je suppose. Je veux dire, s'il le faut, je suis prêt à travailler dur pour les exécuter convenablement et à acheter les partitions qu'on me demandera.

Florentin sourit et il rejette ses cheveux en arrière d'un geste de la main. Cela l'ennuie mais la possibilité de voir ses créations reconnues est tentante tout comme le gain qu'il pourrait en tirer.

- Je parlerai de vous à mes amies, vous n'êtes pas sans savoir qu'elles organisent beaucoup de fêtes et un violon n'est jamais de trop.

- Je pourrais toujours tenter des aménagements pour voir comment le public reçoit mes créations...

Le jeune homme s'incline, il vient de trouver le moyen de mettre un peu d'argent de côté pour plus tard.

Au fil des semaines, le jeune musicien multiplie les concerts privés et il est heureux de voir son talent reconnu même si ses compositions bien qu'appréciées ne déchaînent pas les passions contrairement aux airs à la mode. Les cachets s'accumulent et Florentin parvient peu à peu à mettre de l'argent de côté, il songe de plus en plus à quitter la petite ville même si la compagnie de la jeune fille lui est plaisante. Mais il doit se montrer raisonnable, elle n'est pas libre et il sait que son passage dans cette maison n'est que transitoire. Il sort souvent pour boire à la taverne dans l'espoir d'apaiser sa douleur et il aime marcher dans les rues. Au cours de son errance, il passe devant un marchand de pacotilles et il y achète un ruban de velours noir où une petite perle blanche en forme de poire est attachée.

Le soleil revient et les bals reprennent dans les quartiers bourgeois. Florentin profite de l'absence régulière des maîtres de maison pour se pencher sur ses créations et sur son jeu. Mais souvent lorsqu'il regarde par la fenêtre, il regrette de ne pas pouvoir profiter du soleil et il prend le parti de s'installer dans le jardin pour travailler. Parfois ses feuilles s'envolent et il doit courir pour les rattraper mais il se sent heureux en ces instants privilégiés même si l'envie de ne rien faire le taraude. Il finit par passer un accord avec lui-même et lorsqu'il estime avoir suffisamment travaillé, il se rend à la taverne pour boire un verre, son violon dans le dos. Le musicien est acclamé par les clients avinés et il apprécie de se retrouver dans cette ambiance chaleureuse où l'on joue, chante, danse et joue de la musique avec plus ou moins de talent. Il joue des chansons à boire et des airs populaires qu'il a appris pour satisfaire son public qui le rémunère en menue monnaie et en boissons. Un soir qu'il n'a pas pris son instrument, il cède à la pression et il rentre à toutes jambes chercher son violon pour jouer sous les applaudissements nourris de son public. Il se sent aimé et accepté, même si la compagnie auprès de laquelle il est devenu une figure familière ne paie pas de mine, cette sensation vaut tous les sacrifices. Pourtant, au fond de lui-même, il sait que ce n'est pas le meilleur chemin s'il veut voir son talent reconnu pour les plus grands.

Un matin, Florentin se réveille en sursaut, il est en nage et il se lève pour se passer de l'eau sur le visage.

- Encore et toujours ce rêve. Toujours à la même date. Je me suis vu au milieu d'une flaque de sang, mon violon à côté de moi baignant dans le liquide rouge, j'étais couché par terre sur un plancher. Pourtant, je ne vois pas ce qu'il peut bien signifier, cette période de l'année et cette date ne signifie rien pour moi. Mais peut-être que c'est un avertissement et que je devrais m'en inquiéter ?

Comme toujours, les interrogations se mêlent dans sa tête mais le musicien choisit de les ignorer, il fait ce rêve depuis aussi loin qu'il se souvienne et rien ne laisse penser qu'il soit prémonitoire.

- Mais si je fais ce rêve depuis l'enfance toujours à la même date, c'est que c'est un avertissement. Peut-être qu'un jour, on va tenter de m'assassiner ce jour-là ou cela a une autre signification mais il est trop tôt pour tout cela au clair, je le sens et je ne dois pas précipiter les choses. Il me reste moins d'un mois pour décider de mon avenir, je dois me concentrer dessus, ensuite nous verrons bien ce qu'il en est.

- Florentin ?

Le jeune homme relève la tête et il se perd dans le regard bleu de la jeune fille qui lui fait face.

- Oui ?

- Je ne sais rien de vous...

- Que voulez-vous savoir ?répond-il sans lever la tête de la partition qu'il parcourt des yeux.

- Avez-vous une famille ? D'où venez-vous ?

Le musicien déglutit et il hésite à se livrer à des confidences avant de se lancer.

- Mes parents sont morts, mon père a eu un revers de fortune et à leur mort, il ne restait rien de leur héritage, je n'ai rien pu sauver même pas mon violon, j'ai erré un temps dans la pauvreté. Jusqu'au jour où j'ai croisé la route de mon violon qui m'a permis de gagner mon pain d'une manière qui me rendait heureux malgré des paiements réguliers. Mais j'ai le rêve secret de pouvoir être en mesure un jour de racheter le domaine familial.

- Où se trouve-t'il ?

- A trois jours de cheval d'ici, deux en allant vite.

- Vous n'avez jamais eu l'envie d'y retourner ?

Le jeune homme réfléchit et ses cils se mouillent de larmes vite absorbées d'un battement de paupières.

- Non, cela m'est trop douloureux d'évoquer ces jours heureux. Mais peut-être qu'un jour, je rachèterai le domaine qui est dans ma famille depuis des générations.

Victoire le regarde attentivement et il sent ses yeux s'attarder sur son corps et le détailler.

- Il est vrai que vous n'avez pas l'air des professeurs de musique que j'ai eu jusqu'ici. Vous avez quelque chose de plus raffiné, presque aristocratique. Je suis indiscrète, veuillez m'excuser.

Florentin sourit et il lui assure qu'il n'en est rien. Sa famille a toujours eu des biens conséquents mais jamais de titre de noblesse.

- Vous avez beaucoup voyagé ?

- Oui, dans des petits villages surtout... Rien d'intéressant.

- Vous avez de la chance, vous êtes libre...

Gêné, le violoniste lui rappelle qu'ils étaient en plein travail sur une partition et ils se remettent à l'ouvrage, il n'a pas l'habitude de se livrer ainsi sur son passé ni de parler de lui.

Victoire prête des livres de la bibliothèque au musicien qui découvre les dernières nouveautés, sur ses heures de loisirs. Elle estime qu'il passe trop de temps à travailler et lorsqu'elle l'a vu feuilleter un livre qu'elle avait posé sur son clavecin avant de ressortir chercher un châle, elle a appris qu'il aimait lire. Le jeune homme s'est offert une théière et une tasse de porcelaine ainsi que du thé de qualité ce qui lui permet de retrouver le plaisir familier qu'il a connu chez ses parents de boire du thé, un livre à la main. Ses heures de sommeil se font rares et Victoire a bien remarqué la lumière dans le salon de musique à des heures tardives mais elle n'ose l'interroger, elle l'a entendu jouer en sourdine et elle sait qu'il aime composer la nuit. Elle se prend de sympathie pour le musicien, heureuse de cette compagnie proche de son âge avec qui elle peut partager sa passion pour la musique. Un jour qu'elle s'ennuie, seule dans cette grande maison, elle lui demande un jour en rougissant de sa témérité s'il accepterait de jouer avec elle pour passer le temps. Surpris, Florentin la regarde et il la trouve plus belle que jamais. Il estime inconvenant de passer ainsi du temps avec la fille de la maison en l'absence du maître qui travaille mais il devine la solitude de la demoiselle livrée à elle-même. Il sait qu'elle voit souvent ses amies mais l'enfant unique qu'il fut du vivant de ses parents n'ignore rien de la solitude et il ne voit pas de raison de lui refuser ce plaisir. Il prend soin de laisser la porte ouverte pour éviter les ragots et ils jouent de longues heures durant aux cartes, aux dés et aux dominos pour passer le temps. Elle lui parle de son ennui, seule dans cette grande maison et du fait qu'elle redoute le retour de l'hiver qui signe l'arrêt des bals réguliers dans le voisinage.

- Une date a-t'elle été fixée pour votre mariage ?

La jeune fille le regarde en rougissant et elle hésite un moment.

- Dans deux semaines, la date vient d'être fixée, je viens de voir la couturière qui a modifié la robe que je compte porter. Les affaires de mon fiancé avaient rendu la date incertaine.

- On chuchote parmi les domestiques, c'est comme cela que je l'ai appris. C'est un peu précipité, vous ne trouvez pas ? Je vous demande pardon, ce ne sont pas mes affaires.

La jeune fille hausse les épaules et le violoniste ne la questionne pas plus avant.

- Vous resterez jusqu'à la noce, n'est-ce pas ? En tant qu'ami ? demande la jeune femme.

- C'est que j'avais pensé partir avant, vous le savez bien. répond le violoniste en évitant son regard.

- J'aurais aimé que vous restiez au moins jusque là. Vous m'êtes un ami cher, vous le savez.

Le musicien feint de se concentrer sur la partie avant de répondre pour ne pas manquer à sa résolution.

- Vous m'êtes très chère également, Victoire mais ma place n'est plus ici, je ne suis qu'un domestique. En d'autres circonstances...

La jeune fille croise le regard qu'il lève vers elle avant d'acquiescer.

Le lendemain après une nuit d'insomnie, le violoniste se force à se lever pour travailler. Incapable de manger, il s'enferme dans le salon de musique en espérant que la jeune fille ne paraîtra pas.

- Florentin, on vous demande à la porte. lui fait savoir la cuisinière alors qu'il jette ses partitions les unes après les autres sur le sol, incapable de se décider.

- Qui?

- Un jeune homme. dit-elle en haussant les épaules, peu intéressée par la question.

Intrigué, le musicien pose son instrument dans son étui avec précaution avant de dévaler l'escalier à la rencontre de son visiteur. Il reconnaît le jeune homme croisé quelques temps plus tôt chez son maître.

- Bonjour Florentin, peut-être pouvons-nous faire quelques pas?

- Bien sûr, je vais chercher mon manteau.

- Je t'attends à la grille.

Le musicien se hâte de s'habiller pour rejoindre son visiteur.

- Léopold?

Le jeune homme de son âge se retourne et lui sourit.

- Faisons quelque pas, tu veux? propose-t'il au musicien qui acquiesce.

Les deux jeunes gens marchent en silence durant de longues minutes.

- Je ne pensais pas te retrouver ici...

- Moi non plus. sourit le musicien.

- Tu as disparu du jour au lendemain après le décès de tes parents.

- Je n'avais pas de famille, mes amis et ceux de mes parents m'ont tourné le dos, la maison a été vendue et je n'avais nulle part où aller. Je n'ai même pas pu emporter mon violon. dit Florentin avec tristesse.

Léopold secoue la tête et ses boucles brunes s'agitent en rythme tandis que sa bouche forte se crispe.

- Tu es parti sans dire au revoir ou laisser d'adresse. Nous n'avons jamais été réellement amis mais nous jouions ensemble étant enfants et même plus tard, il est arrivé bien souvent que nous nous retrouvions chez des connaissances communes, nous bavardions lorsque nous nous croisions. dit le visiteur avec amertume.

Florentin hausse les épaules.

- J'étais en deuil, je me sentais abandonné. Je tombais dans l'indigence sans y être préparé et vous êtiez en voyage. Je n'avais pas d'adresse à vous fournir et pourquoi faire? Vous laisser une lettre d'adieu?

- Tu aurais dû le faire, nous t'aurions aidé à trouver un emploi dans la région. Tu aurais eu un toit mais j'imagine que tu as trouvé rapidement une situation au loin.

- Non, j'ai erré longuement. dit le jeune homme avec tristesse. Solitaire et pauvre. Mais c'est du passé, je l'espère.

- Je dois y aller, mon épouse m'attend. Ecris-moi, je vis toujours chez mes parents. Promis? J'ignore si nous pouvons t'être utile mais si un jour, tu reviens vers chez nous, fais-moi signe, je verrai ce que je pourrai faire pour toi.

Les larmes aux yeux, le musicien prend son ancien voisin dans ses bras en murmurant un "Merci" étranglé dans sa gorge par les larmes qui l'étouffent.

Fin septembre alors que le mariage de la jeune fille approche, Florentin décide subitement de plier bagage, il est temps pour lui de trouver une autre maison s'il veut vivre de son art. Il sait que Victoire va devoir quitter sa maison et qu'il ne la suivra pas dans la maison de son mari. Il reste jusqu'à la noce conformément à sa promesse et il joue le cœur lourd toute la soirée et durant la cérémonie. Il sait que sa place n'est plus dans la maison et il observe du coin de l’œil le nouvel époux qui lui semble fort convenable mais le jeune homme ne peut ignorer le pincement de la jalousie qui lui broit le cœur. Il sait qu'il n'est pas de taille à lutter et il ne peut promettre à la belle Victoire qu'elle n'est pas qu'une amourette qu'il oubliera rapidement. Lorsque vient le moment de prendre congé, il parvient à attirer avec discrétion la jeune fille à l'écart. Dans le salon de musique où ils se trouvent réunis pour la dernière fois, Victoire lui remet une bourse bien remplie en lui souhaitant bonne chance.

- Victoire ?

- Oui ?

- Je vous aime. Je crois. Je reviendrai un jour et nous verrons bien ce qu'il en est le moment venu mais sachez que quoi qu'il arrive, vous trouverez toujours en moi un ami fidèle.

- Que voulez-vous dire ? Emmenez-moi avec vous. Vous savez que je n'ai nulle passion pour mon fiancé. chuchote-t'elle dans un souffle de crainte qu'ils ne soient entendus.

- Je n'ai rien à vous offrir, ni réputation, ni de quoi nous faire vivre. Je n'ai même pas de famille ou d'amis pour me soutenir en cas de difficultés. Mais je travaillerai dur et un jour, je reviendrai si vous le voulez bien. Si à ce moment-là, vous êtes libre ou que vous n'êtes pas heureuse, nous verrons.

- Je vous attendrai. Ecrivez-moi en qualité de professeur de musique et d'ami.

- Qu'en dira votre fiancé ?

- Vous n'êtes qu'un domestique, vous me l'avez dit par le passé. Nous parlerons seulement musique et je ne vois pas ce qu'il pourrait trouver à y redire. Vous glisserez quelques nouvelles dans vos lettres qui ne prêtent pas à interprétation et je ferai de même.

- D'accord. dit le violoniste en prenant le papier qu'elle lui tend avec sa future adresse. Vous ne m'en voudrez pas de ne pas être resté...

Victoire dit non de la tête les larmes aux yeux et Florentin l'embrasse longuement en la serrant contre son cœur.

- Je dois y aller. Gardez ce bracelet en souvenir de moi.

Les mains tremblantes, il noue le colifichet qu'il a acheté quelques jours plus tôt autour du poignet de la jeune fille.

- Je dois aller prendre congé auprès de votre père. Attendez-moi ici, je reviens.

Il empoche ses gages et Florentin monte chercher ses affaires puis il rejoint le salon de musique où la jeune fille l'attend. Il prend Victoire dans ses bras et il la tient un long moment serrée contre lui puis il l'embrasse timidement avant de quitter la pièce. Elle le retient par la main et elle se serre contre lui.

- Vous avez été absente trop longtemps, on va vous chercher. Je dois partir. dit-il en la repoussant avec douceur, le cœur déchiré.

Le violoniste s'empresse de quitter les lieux. Dans la rue, il se retourne et il devine la silhouette de la jeune fille le regarde depuis une fenêtre à l'étage. Il lui fait un signe de la main et il se perd dans la foule, les larmes coulant sur ses joues qu'il ne songe même pas à essuyer.


Texte publié par Bleuenn ar moana, 8 mars 2020 à 12h17
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