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tome 1, Chapitre 20 tome 1, Chapitre 20

Le printemps s'annonce enfin et le jeune homme apprécie le retour du soleil et du beau temps. Les premiers jours, il marche d'un bon pas en chantonnant bien décidé à saisir sa chance si elle se présente mais au fil des jours, sa résolution le quitte. Dans les villes qu'il traverse, il est au mieux ignoré et au pire, chassé. On lui signifie que le son de son instrument dérange les honnêtes gens qui travaillent et qu'il ferait mieux de déguerpir pour ne pas se retrouver aux prises avec la maréchaussée. Un jour qu'il a tenté d'argumenter, l'artiste s'est vu reconduire aux portes de la ville par un groupe d'artisans qui souhaitaient travailler en paix. Les six hommes l'ont jeté dans la poussière du chemin avec ses bagages avant de lui tourner le dos. Florentin a repris sa route, les épaules basses. Mais de toute la journée, il n'a pas osé se présenter dans les villes et les villages traversés. Le soir venu, il tente de nouveau sa chance dans une petite ville en jouant dans une rue à l'écart des grandes rues passantes mais on le chasse sans ménagement. Triste, il étale le contenu de sa bourse dans sa main et il décide de se rendre dans une auberge. Là, il s'installe dans la chambre confortable qu'on lui a assigné et il se rend auprès de l'aubergiste qui accepte de le laisser jouer à la veillée. Impatient, il se rend dans la grande salle après le repas. On y joue à des jeux populaires et le musicien hésite un instant sur le pas de la porte. Son instrument en main, il s'avance jusqu'au centre de la salle. Là, il s'éclaircit la gorge mais son intervention timide ne couvre pas le bruit ambiant. Le jeune homme hésite à parler plus fort mais il renonce et il commence à jouer en effleurant les cordes puis plus franchement. Le son s'élève puissant et vibrant dans la salle ; peu à peu, les conversations s'arrêtent et l'assemblée écoute en silence. Ému, le musicien sent qu'il est l'objet de l'attention de tous et il ne peut s'empêcher de se dire qu'il a forcé la main des clients. Gêné, il écourte son morceau et il salue avant de se retourner à la recherche d'une chaise libre.

- Joue ! lui intime un vieil homme qui fume sa pipe à petites bouffées.

Bientôt, la requête est reprise en chœur et Florentin sourit avant de se remettre à jouer des airs à danser qu'il pense pouvoir plaire à son public d'un soir. Lorsqu'il s'arrête enfin, on lui glisse quelques pièces dans la main récoltées dans la salle. Les poignets douloureux, le jeune homme remercie et il salue l'assemblée en prétextant être épuisé.

Dans sa chambre, il reste étendu sur le lit. Il a de quoi s'offrir une nuit à l'auberge et il devra repartir dès le lendemain matin pour gagner de quoi survivre un jour de plus. Les larmes inondent ses joues et il se demande combien de temps il aura la force de continuer sa vie d'errance et de misère. Ses poignets trop tendus lors qu'il jouait tout comme ses épaules le font souffrir et il les masse longuement. Ce geste l'apaise et il se remet au travail. Ses partitions inachevées étalées sur le plancher autour de lui, il en sélectionne deux qu'il retravaille un long moment, jouant en sourdine. Cette séance de travail lui change les idées et un peu plus calme, il laisse les larmes s'écouler jusqu'à ce que la fatigue l'amène à se coucher. Le ventre vide mais un toit sur la tête pour une nuit, il se dit que les choses pourraient être pire. Florentin s'interroge de nouveau sur son avenir mais il a beau réfléchir il ne voit pas sa vie sans musique. Avec de la chance, il pourrait trouver une place de professeur le temps de regarnir sa bourse. Un peu apaisé, il s'endort, son violon entre les bras, serré contre son cœur. Au matin, il s'éveille avec une idée en tête et il réfléchit longuement, assis en tailleur sur le lit. Son coude posé sur son genou, la main dans son menton, il songe un long moment à la meilleure décision à prendre. Il ne se sent plus la force de voyager encore longtemps et il a besoin de repos et de calme. Il ressent la nécessité impérieuse de retrouver du temps pour travailler sa musique dans des conditions acceptables. Lorsque Florentin quitte l'auberge, il marche d'un bon pas, le cœur plus léger.

Le mois d'avril s'annonce lorsqu'il trouve ce qu'il cherche. Un charmant petit village lui fait face proche d'une forêt touffue. Il est encore tôt et le musicien s'enfonce dans la forêt, il y a bien longtemps qu'il n'a pas pris le temps de flâner dans la nature et cette promenade apaise son cœur tourmenté par sa longue errance. Il trouve à louer une minuscule mansarde qui contient un lit et quelques étagères pour ranger ses affaires. Pour la première fois depuis des mois, Florentin dispose d'une chambre à lui et il ne dormira plus dans des chambres anonymes. Le musicien se remet au travail avec enthousiasme et il profite de ce calme retrouvé pour corriger les nombreuses ébauches de morceaux qu'il n'a jamais pris le temps d'achever ou de retravailler ces derniers mois. Beaucoup terminent au feu, il les regarde longuement se faire dévorer par les flammes mais il se retrouve avec quelques morceaux prometteurs en main une fois son tri effectué. Heureux d'avoir le temps de s'entraîner comme il le souhaite, le jeune homme s'épuise rapidement mais il retrouve son niveau de jeu au bout de quelques jours à sa grande satisfaction. Après une séance de travail, il s'accoude à la fenêtre et il se murmure pour lui-même.

- Tu n'arriveras à rien comme ça, tu le sais. Tu ne peux pas travailler sérieusement un moment puis ne plus avoir le temps de t'entraîner comme il faut le temps d'avoir assez d'argent pour trouver un peu de repos et travailler tes morceaux et ta technique comme il se doit. Tu n'arriveras jamais à rien ainsi, tu le sais.

La tête posée sur ses bras croisés, il tente d'imaginer comment il pourrait concilier sa vie actuelle avec ses aspirations mais il doit se rendre à l'évidence. S'il veut vivre convenablement, il doit abandonner son art. Et il ne peut s'y résigner, les larmes aux yeux, Florentin reste un long moment à regarder en bas dans la cour avant de regarder au loin à l'horizon.

Peu à peu, le jeune homme organise sa vie dans ce lieu reculé. Il compose de petites œuvres simples qu'il juge sans intérêt et il passe beaucoup de temps à trier, corriger et mettre au propre ses

créations précédentes. Il n'est pas rare qu'il se couche à l'aube satisfait du travail accompli, les yeux rougis par la fatigue après être resté un moment à regarder le soleil se lever. Peu à peu, la solitude lui pèse et il tente sans succès de se mêler à la vie du village. Bientôt, le manque de relations humaines a raison de l'artiste qui se replie dans sa chambre et sa musique. De longues heures de jeu emplissent ses journées ponctuées d'heures dédiées à la lecture, la composition et à des promenades dans les environs. Mais l'absence de contact humain a raison de Florentin qui envisage un moment de se rendre à la taverne du village mais installé depuis un mois dans les parages, il estime que s'il n'est pas parvenu à se faire accepter des gens de l'endroit qui se demandent ce que cet étranger peut bien faire dans ce petit village, il plie bagage, la mort dans l'âme de voir ses espoirs déçus, une fois de plus.

xXxXx

Par chance, les premiers beaux jours de mai annoncent le retour de la saison des bals dans les villages, évènements que Florentin affectionne. Il retrouve avec joie les paysans, leur bonne humeur et les repas et les granges offerts en échange de ses services. Mieux nourri durant la belle saison, le musicien retrouve force et vigueur même si sa bourse ne s'alourdit guère.

Une nuit, le violoniste s'éveille en sursaut et il cherche à tâtons le briquet pour allumer la chandelle qu'il a posée à côté de son couchage dans la grange qu'on lui a prêtée.

- Par sainte Cécile, où est ce fichu briquet !

Florentin se met à genoux dans la paille où il a dormi pour mieux plonger ses mains dans la paille. Enfin, il trouve ce qu'il cherche et il pousse un cri de triomphe en allumant la chandelle qui illumine de sa faible lumière son abri. Un long moment, le jeune homme trace des notes pour coucher sur le papier cette mélodie qui l'obsède et tourne en boucle dans son esprit après s'être glissée dans son rêve. Il ne sait pas d'où provient cette inspiration subite car elle ne ressemble à aucun des morceaux sur lequel il a travaillé par le passé. Elle le transporte en Asie et dans la Rome antique, loin du royaume de France qu'il n'a jamais quitté. Puis il se rallonge dans sa couche odorante qui craque sous son poids avant de se replonger dans ses rêves.

La nourriture saine et abondante, le grand air et la sensation de liberté compensent la pauvreté grandissante de Florentin. Mais il trouve toujours le gîte et le couvert dans les fermes où il est bien accueilli par les journaliers qu'il fait danser jusque tard dans la nuit après une rude journée de travail. Cette vie lui plaît et il s'imagine faire danser les paysans durant l'été et trouver un emploi fixe durant le reste de l'année avec suffisamment de temps libre pour composer à sa guise ; cet équilibre lui semble délicat à atteindre mais dans ces moments de joie, l'artiste se dit que ce n'est pas irréaliste. Au bout de deux semaines, Florentin se dirige vers une ville d'importance dans l'espoir d'être embauché pour jouer dans des mariages, des bals ou diverses fêtes bourgeoises qui jalonnent l'été.

Dans la première grande ville qu'il trouve sur sa route, le musicien se met en quête de contrats pour gagner sa vie. De nouveau, il frappe aux portes dans les beaux quartiers mais les domestiques lui répondent invariablement que les vrais musiciens ont pignon sur rue et ne sont pas des vagabonds sortis de nulle part. Le jeune homme ne peut que leur donner raison et il comprend leur méfiance aussi il ne tente pas d'argumenter. De plus en plus souvent, incapable de définir une destination, Florentin marche au hasard et le matin venu, il quitte les auberges mal famées où il se réfugie pour dormir, tremblant de peur à l'idée de se faire voler son instrument qu'il prend toujours soin de cacher sous son ample cape de voyage élimée par les mois d'errance. Mais il ne peut s'offrir mieux et il estime qu'avoir le ventre plein et un toit sur la tête est déjà un privilège. Le mois de mai amène un temps plus clément et s'il a souvent dû marcher sur des chemins boueux ou sous la pluie, il reconnaît qu'il avance rapidement sur des routes bien entretenues. Il ne sait pas bien où il se rend mais il sait qu'il parcourt du pays. Parfois, il regrette de n'avoir ni le temps ni les moyens de rester dans de charmants petits villages qu'il traverse mais toujours, il chasse ces idées car il sait qu'il n'a pas les moyens de s'établir de manière définitive dans une petite ville. Sa survie dépend de sa capacité à atteindre une nouvelle ville ou un nouveau village où il trouvera des personnes prêtes à le rémunérer pour ses services, attirés par la nouveauté qu'il représente.

Cette révélation le touche en plein cœur. Lui qui se rêvait libre, vivant de son art au gré de ses envies et de ses fantaisies est en réalité à la merci de son public. Florentin s'interroge allongé dans l'herbe d'un pré envahit de fleurs avec pour compagnie un cheval qui après l'avoir reniflé avec intérêt s'est installé un peu plus loin pour brouter tout en le surveillant de temps en temps. Un moment, il envie l'animal mais il se souvient que lui aussi n'est pas libre. Allongé à plat ventre sur le tapis végétal, le menton calé dans le creux de son poing fermé, le violoniste réfléchit à la meilleure manière d'associer son besoin de liberté et celle de vivre de sa passion. Il prend conscience qu'il ne sera jamais libre quoi qu'il fasse sauf à hériter d'une solide fortune ce qui n'a aucune chance d'arriver.

- Dois-je me résigner à une vie monotone et sans artifice pour vivre ? Et que mon art, ma passion, la plus belle chose qui emplit ma vie ne soit jamais qu'un à-côté ? Devrais-je étouffer pour avoir les moyens de m'accorder quelques heures par jour à vivre pleinement la vie que j'ai choisi ? Et le jour de ma mort regretter amèrement de n'avoir pas eu le temps d'écrire tous les airs que j'avais en tête ni eu le temps de jouer autant que je l'aurais voulu ?

Allongé dans l'herbe, ses mains croisées sur son ventre, le jeune homme laisse ses yeux se perdre dans l'immensité du ciel. Des larmes coulent et forment une rosée salée sur l'herbe tendre. Un long moment plus tard, le cheval intéressé renifle l'homme allongé dans son pré qui ouvre les yeux. Leurs regards se croisent et Florentin se relève doucement.

- Bonjour ! Me voilà comme toi ! Condamné à rester dans les limites que la société m'accorde si je veux manger à ma faim. Compagnon, je ne suis pas certain de pouvoir le supporter longtemps.

Il caresse l'animal un long moment et ce contact doux apaise son cœur. Puis l'âme inquiète, l'artiste reprend sa route jusqu'au prochain village. Il suit les chemins au hasard sans regarder où il va. A quoi bon puisqu'il n'a nulle part où aller et nul foyer à rejoindre ?

La tête ailleurs, Florentin explore les différentes options qui lui viennent à l'esprit. Mais l'idée de s'établir comme professeur l'ennuie et il n'y voit qu'une solution temporaire pour avoir de quoi vivre. Les concerts privés l'attirent plus mais il se souvient de toutes ces soirées où il a joué sans que personne ne l'écoute ou ne daigne seulement le remarquer. Il ne supporte pas l'idée de n'être qu'un meuble qu'on oublie bien vite et de ne pas être maître de son programme musical. Jouer dans les bals champêtres, en revanche, l'attire mais il sait que cette activité est saisonnière et que le peu de revenus qu'il en tire ne suffira jamais à lui permettre de vivre toute l'année. Il parvient à la conclusion qu'à moins de connaître le succès et de voir ses services se payer à prix d'or, il ne pourra vivre de sa passion qu'avec beaucoup de contraintes et de sacrifices. En premier lieu, il lui faudra s'établir en un lieu fixe où il séjournera suffisamment longtemps pour se faire connaître et apprécier. Cette idée plaît au jeune homme mais cela signifie également la perte de sa liberté de mouvement. Il secoue la tête, les lèvres pincées tant ce rêve d'une vie consacrée à la musique lui semble insoluble. Au fond de lui, il songe que pourtant c'est ce qu'aurait dû être sa vie et que c'était là son destin tout tracé. Il aurait hérité de ses parents dans une période plus florissante et même si leurs finances n'étaient pas au beau fixe, le musicien aurait eu des relations prêtes à l'épauler et suffisamment de contrats pour vivre de sa passion. Mais le destin l'a frappé plus tôt que prévu, il ne s'est pas montré prévoyant et il sait qu'il est trop tard, il n'aura pas de deuxième chance. Alors que Florentin devrait reprendre espoir avec l'arrivée de l'été et le retour de la saison des bals et des mariages, des fêtes et des beaux jours, il reste un long moment debout au milieu du chemin, les épaules basses et les yeux rivés au sol.

- Ce sera ta vie désormais. Vivre de ton art à ta guise tout l'été de bals et de fêtes pour survivre comme un miséreux l'hiver venu en mendiant, en jouant dans les rues tel un vagabond ou en donnant des cours de musique. Cela pourrait être acceptable mais la moitié de l'année, c'est long lorsqu'on ne fait pas ce que l'on aime et que l'on rêve d'autre chose. Mais c'est la meilleure solution qui s'offre à toi si tu as de la chance.

Emu, le violoniste essuie ses larmes et il reprend sa route d'un pas plus alerte et quelque peu apaisé.

Au hasard des chemins qu'il emprunte sans savoir où il va, le violoniste ressent un sentiment de déjà-vu et de familiarité qu'il ne parvient pas à expliquer. Mais lorsqu'il sort d'une rêverie pour lever les yeux vers les portes de la ville qu'il vient de rejoindre, il blêmit. Sa ville natale semble lui ouvrir ses portes et l'accueillir à bras ouverts.Voici trois ans et demi que Florentin sillonne les routes, il est las de voir ses nuits d'insomnie et de travail ne pas porter leurs fruits. Seuls ses morceaux populaires et policés plaisent, ses audacieuses créations sont rarement bien accueillies par son public. Désormais âgé de vingt-huit ans et demie, le jeune homme commence à rêver d'une vie de famille et d'un lieu où s'établir définitivement. Pour noyer son chagrin, ces derniers mois, il s'est jeté à corps perdu dans sa musique qui lui lave le cœur et l'âme. Mais ses rares heures de sommeil et la mauvaise nourriture des auberges où il dîne durant les jours fastes commencent à épuiser son corps et son esprit. De plus en plus souvent, il s'enferme dans son monde, sourd à l'extérieur. Sa solitude lui pèse et il regrette de ne plus avoir de famille ou un compagnon de voyage à défaut d'une compagne. Il sait qu'il n'a pas les moyens de s'offrir les services d'un domestique qui l'accompagnerait et il se sent plus seul que jamais. La vue de sa ville natale lui rappelle la cruelle réalité, ses parents l'ont quitté et ses amis et connaissances lui ont tourné le dos.


Texte publié par Bleuenn ar moana, 20 novembre 2018 à 13h47
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