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tome 1, Chapitre 11 tome 1, Chapitre 11

Lorsqu'il arrive en vue de la ville qu'on lui a indiquée, Florentin reconnaît la cité où il a rencontré la jeune Victoire. Mortifié, face à sa négligence qui pourrait lui coûter cher s'il croise son ancien employeur, il abaisse son chapeau sur son visage et il s'enveloppe dans son manteau ; d'un pas pressé, il se rend chez le négociant en vin qu'on lui a indiqué, il veut en finir dès que possible et quitter les lieux. Ses pensées vagabondent et il met toute énergie à chasser les souvenirs qui l'assaillent. Inquiet, il tente de se repérer au mieux pour éviter la maison du notaire, par chance, le chemin qu'on lui a indiqué ne passe pas à proximité. Après avoir traversé la ville, il se trouve face à une maison située à la lisière de l'agglomération, un peu à l'écart. Il observe l'élégant bâtiment et après un dernier regard derrière lui, il se décide à signaler sa présence. Lorsqu'il frappe à la porte, le violoniste, de nouveau inquiet, espère ne pas avoir croisé son ancien employeur en cours de route mais il suppose qu'il l'aurait entendu le héler. Une domestique bien mise lui ouvre et l'invite à entrer dans un vaste vestibule où on le fait attendre durant de longues minutes. Florentin pose son bagage et il observe le lieu où on lui a demandé d'attendre, il remarque les boiseries exotiques, les tableaux au mur ainsi que les deux chaises et la console de bois précieux soigneusement sculpté. Il en déduit que le propriétaire des lieux est riche et qu'il obtiendra sans doute un bon prix pour ses services. Un sourire léger aux lèvres, il s'assied sur une chaise pour attendre son employeur. Peu après, un homme bien mis vient vers lui pour le saluer avant de le faire entrer dans son bureau. La pièce est dans le même style que le vestibule et le musicien note les rayonnages de bois rares empli de livres de droit et de catalogues. Perdu dans sa rêverie, il n'écoute pas son interlocuteur lui parler de l'affaire qui l'occupe. L'homme s'arrête et Florentin qui n'a rien écouté de son discours lui pose des questions auxquelles il répond patiemment même si le musicien est certain qu'il y a déjà répondu dans son discours précédent. Il comprend que l'homme de haute taille, habillé avec recherche, a besoin qu'on expertise un violon qu'on veut lui vendre et auquel il ne connaît rien, il veut l'offrir à sa nièce qui vit loin, son épouse l'ayant convaincue de s'y mettre pour l'accompagner lors de ses fréquents séjours chez elle. Dans la petite ville, il est difficile de trouver un musicien compétent et un tel instrument en vente, il doit faire vite.

- Vous sentez-vous à la hauteur ? demande-t'il visiblement agacé par le silence du musicien qui évoquait de vieux souvenirs.

- Bien évidemment. Je joue du violon depuis l'enfance et j'ai joué sur de nombreux instruments au fil de ma formation musicale, j'ai eu les meilleurs professeurs. Quel prix offrez-vous pour mes services ?

- Ceci. C'est le prix de votre franchise. dit-il en lui mettant une petite bourse qui semble bien garnie dans la main.

Florentin pose ses affaires sur l'épais tapis et il tend la main vers l'instrument qui lui semble de facture correcte. Il prépare l'instrument et il prend l'archet pour jouer quelques notes qui sonnent étrangement à son oreille, il sourit à l'idée qu'il a oublié le son d'un violon normal, habitué à son propre instrument au timbre plus sourd. Les yeux fermés, il joue quelques airs qu'il connaît bien pour évaluer les possibilités du violon puis il le rend à son propriétaire, son opinion faite.

- Ce n'est pas un mauvais instrument mais ce n'est pas le meilleur qui soit. Il peut parfaitement convenir à un travail amateur mais pas au niveau professionnel ou pour jouer des morceaux techniques.

- Ah, je suppose que cela conviendra à ma nièce. Je vous raccompagne. dit-il en lui tendant la bourse.

- Merci. dit Florentin, soulagé d'avoir grassement gagné sa journée au vu du poids du sac de cuir dans sa main.

Lorsqu'il se retrouve seul dans le vestibule, le jeune homme prend soin d'enfoncer son chapeau et de se draper dans son manteau pour masquer au mieux son visage. Sa mission accomplie, Florentin veut quitter la ville au plus vite et reprendre sa route. Il n'entend pas des pas légers avancer vers lui et lorsqu'il relève la tête, sentant une présence, il se trouve face à Victoire. Interloqué, il la détaille du regard se croyant dans un rêve, elle est plus belle que jamais dans sa longue robe violette plus stricte que ses robes de jeune fille et ses cheveux noués en chignon, elle lui semble plus élégante et sérieuse ainsi vêtue.

- Florentin ? C'est vous ? demande-t'elle, surprise.

- Victoire, vous ici ? Je suis venu expertiser un violon pour votre... mari ?

- Ah, en effet, il veut offrir cet instrument à sa nièce. Il m'en avait parlé, même si je doute qu'elle s'y intéresse bien longtemps. dit-elle en levant les yeux au ciel.

- Vous jouez toujours ?

- Oui et vous ? Vous avez trouvé une autre place ? Est-ce la raison de votre retour ici ?

- Non, je voyage beaucoup en ce moment et je travaille sur mes propres créations. Les temps sont durs et je suis venu ici uniquement pour une affaire. Je repars aujourd'hui même.

La jeune fille s'est encore rapprochée de lui et elle s'est presque collée contre lui.

- M'avez-vous oubliée ?

- Jamais, j'ai beaucoup songé à vous et le temps a fait son œuvre, je me suis noyé dans le travail.

- Comme toujours. rit la jeune femme. M'aimez-vous ? insiste-t'elle, plus bas.

- Je...

Le musicien rougit violemment et il ne sait que répondre. Un premier amour est-il un amour réel ? Comment peut-il le savoir, lui qui ne vit que pour la musique ? Et si on les épiait? Face au silence de son ancien amant, Victoire se décide à parler la première.

- Je vous aime. murmure la jeune femme en l'embrassant sur la joue. Si vous me demandez de vous suivre là, maintenant, je le ferai sans hésiter.

- Votre réputation. Votre père, il m'a menacé de faire appel à ses hommes de loi, qui sait ce qu'il fera. Je suis désolé. Je... Je... Je ne peux pas faire ça, vous êtes mariée et votre mari semble un homme bon et honnête...

- Oui, il est bon, honnête et tout ce qu'une femme peut attendre d'un époux mais si je l'aime bien, c'est sans passion. Et j'aime la musique, vous le savez, je ne peux en parler et jouer qu'avec sa nièce qui a mon âge et est charmante en tous points. Nous sommes bonnes amies mais nous nous voyons peu. Je me sens si seule ici, nos conversations me manquent. Je songe souvent avec nostalgie aux moments où nous jouions ensemble.

Il déglutit avec difficulté, au souvenir de ces moments perdus dans les abîmes du temps et il ne répond rien, incapable de prendre une décision. Victoire soupire, comprenant que le jeune homme ne se décidera pas à agir comme lorsqu'il s'est laissé chasser de la maison de son père sans chercher à la revoir ou lui dire adieu. Après tout, il aurait pu glisser un billet sous la porte de sa chambre et il ne l'a pas fait. Déçue de l'immobilisme de Florentin, elle quitte la pièce ; il ne voit que le dos de la jeune fille qui s'éloigne. Il ne voit pas son visage et il voudrait trouver la force de lui dire ce qu'il ressent, ce qu'il aimerait avoir le courage de lui proposer mais il n'ose pas, il songe aux difficultés qui les attendent s'ils partent ensemble. Il n'a pas les moyens de lui offrir une vie décente et il ne voit pas la jeune femme le suivre dans son errance. Et son père mettra ses hommes de loi à leurs trousses, il ruinera sa réputation et il ne lui restera que le couvent. Il regarde une dernière fois la maison où elle vit et il songe qu'il n'a décidément rien à lui offrir. Il l'aime, il sent confusément que son souvenir le hantera sa vie durant mais son exigeante maîtresse, la musique, prend trop de place dans sa vie pour qu'il la sacrifie à l'amour d'une femme. Il pourrait tenter de trouver un emploi fixe mais sans références et avec un scandale pour entacher sa réputation, il leur faudra partir bien loin pour espérer un avenir. Sur le seuil, Florentin se fige, il vient de réaliser que Victoire porte toujours le bracelet qu'il lui a offert par le passé. Il hésite à la rattraper pour la serrer une dernière fois contre son cœur mais il n'ose pas et c'est le cœur lourd qu'il reprend sa route sans même lui avoir dit adieu.

Il achète de quoi grignoter malgré son manque d'appétit et il se rend à l'auberge la plus proche même s'il n'est pas tout à fait midi. L'aubergiste ne semble guère étonné par cette demande et le musicien est soulagé de ne pas avoir à se justifier. Sitôt la porte de la chambre refermée, Florentin se jette sur le lit pour étouffer ses sanglots. Il regrette de n'avoir pas demandé à la jeune fille de le suivre lorsque son père l'a chassé de sa maison et d'avoir manqué la deuxième chance que la vie lui a donné. il ne peut s'empêcher de se demander s'il ne devrait pas retourner voir Victoire et l'enlever. Mais il se dit qu'il n'a à lui offrir qu'une vie d'errance et il n'est pas certain que la délicate jeune fille pourra le supporter. Il a beau avoir eu un début d'affection pour elle, il n'est pas certain qu'elle se fasse à la seule vie qu'il a à lui offrir. Et un an a passé depuis son arrivée dans la maison du père de la jeune fille et leur entente pourrait ne pas être restée la même. Il ne se pardonnerait jamais qu'un jour, elle lui reproche de l'avoir arrachée à sa vie bourgeoise. Il pourrait tenter de s'établir et donner des cours mais il n'est pas certain d'avoir la patience pour enseigner ce qu'il sait à ses élèves et supporter les débuts laborieux des débutants. Il s'est trop habitué à la liberté et s'il suppose qu'il se rangera un jour, il s'estime trop jeune pour cela.

Triste, le musicien compte ses pièces et il juge qu'il peut rester quelques temps dans l'auberge à bas prix. Rassuré sur ce point, il laisse libre cours à son chagrin. Il passe de longues heures allongé sur son lit, immobile, ignorant les larmes qui baignent son visage. Au milieu de la nuit, il se relève et il se met au travail. En tailleur à même le plancher, il noircit des pages et rapidement, il se retrouver assis au milieu de feuilles raturées et pleines de taches d'encre. Enfin, lorsque l'aube pointe, il recopie soigneusement en deux exemplaires l'air qu'il a passé la nuit à composer. Puis il se couche, épuisé par sa nuit blanche. Réveillé à midi, il déjeune rapidement à l'auberge avant de repasser chez Victoire où on lui répond que les maîtres sont absents. Il griffonne rapidement un mot de remerciement pour la confiance que le marchand lui a accordé pour expertiser l'instrument qui lui a inspiré un morceau qu'il offre en remerciement à sa femme dont il a entendu le clavecin en quittant son domicile. Il ajoute que son Ode à un amour perdu a été pensé comme un duo pour clavecin et violon, il ne connaît personne dans son entourage qui joue de cet instrument aussi, il a pensé à son épouse et à sa nièce qui sauront, il en est certain, jouer cet air. Il conclut avec l'espoir que ce morceau empli de nostalgie saura sublimer les souvenirs des moments heureux qui s'envolent mais qui se gravent dans les mémoires et les cœurs. Il sait que Victoire comprendra qu'il ne l'a jamais oubliée et que c'est un cadeau d'adieu, leurs vies ne peuvent que se croiser et non cheminer ensemble. Ils ne sont pas du même monde.

Puis le cœur brisé, il reprend sa route. Il trouve une carriole qui l'emmène rapidement loin de la ville. Longtemps, il observe la petite maison à l'extérieur de la ville et il finit par détourner le regard, une fois la bâtisse hors de vue. Il ne répond pas aux autres voyageurs de la petite voiture qui discutent bientôt entre eux et il se réfugie dans ses souvenirs. Il imagine la réaction de la jeune fille qu'il aime en découvrant le morceau qu'il a composé pour elle, il sait qu'elle comprendra son intention. Il se questionne alors seulement sur le mal qu'il lui a fait. Il est trop tard mais il craint d'avoir ravivé des regrets et un sentiment qui s'était atténué au fil des mois chez Victoire qui semble se satisfaire de la situation, faute de mieux. Il suppose que ne se croyant pas aimée, faute d'avoir vu son amant braver l'interdiction de son père pour au moins lui dire adieu, elle s'était résignée à ce mariage. Le jeune homme regrette de ne pas l'avoir interrogée sur ses sentiments mais il est trop tard et il estime qu'il a mieux fait de partir au plus vite pour ne pas regretter sa conduite et laisser les braises se rallumer dans son cœur. Peu à peu, les voyageurs descendent, Florentin ne sait où aller, aussi, il descend au terminus. Dans la ville inconnue, il voit les gens affairés regagner leurs logis, il lève les yeux vers le ciel et il remarque alors qu'il est déjà tard. Il s'interroge sur la durée du voyage mais il se montre incapable de l'évaluer comme si les heures passées en voiture s'étaient écoulées dans un rêve. Il trouve rapidement à se loger pour la nuit et il s'interroge sur ce qu'il doit faire. L'été se termine, la mi-août est là, il peut espérer jouer dans les derniers bals estivaux et gagner de quoi vivre chichement durant quelques temps. Après une nuit agitée, il décide de trouver un transport qui l'emmènera dans les terres, Florentin veut terminer l'été à courir les bals, il aime l'attrait de la nouveauté, découvrir de nouveaux lieux et rencontrer même brièvement de nouvelles personnes ; puis le moment venu, il avisera selon les opportunités qui se présenteront à lui, il fera peut-être une rencontre qui le mènera vers un emploi pour la saison froide. De nouveau, il va de ferme en ferme pour animer les bals nocturnes, dormant dans la paille et partant à l'aube en échange du gîte, du couvert, de menue monnaie et de provisions. Après quinze jours de vie au grand air, le temps qui s'est rafraîchi l'incite à prendre ses dispositions pour l'hiver. La fin du mois de septembre annonce l'automne auquel succédera l'hiver, il doit rapidement trouver une place. Nostalgique, il se couche dans la paille de la ferme où il a joué des airs à danser pour son dernier bal de l'année. Il respire longuement l'odeur de sa couche craquante qui le pique un peu à travers ses vêtements, il met une couverture supplémentaire entre lui et l'herbe coupée. Puis, il s'endort, un sourire aux lèvres. Enfant, il a parfois rêvé de dormir sur une meule de foin, englouti dans le foin et il s'amuse d'avoir réalisé ce souhait enfantin. Ce soir, ses jambes le font souffrir d'avoir tant marché et il ne s'est pas ménagé dernièrement, ses épaules, ses coudes et ses poignets commencent à protester. Le jeune homme s'étend alors de toute sa haute taille dans le foin pour profiter de ce lit improvisé qui apaisera ses douleurs bien mieux qu'un lit ordinaire, sa couche s'adaptant à son corps. Les bras en croix, il s'endort, un sourire aux lèvres. Il rêve, des airs venus d'ailleurs emplissent sa tête et il s'imagine jouant devant un public attentif. Dans son rêve, il espère s'en souvenir le lendemain pour les retranscrire au matin.

Au matin, il garde un souvenir confus de la mélodie et il renonce à en rechercher les traces dans sa mémoire. Le premier jour de l'automne est là et Florentin commence à s'inquiéter du lieu où il passera l'hiver. Dans les villes qu'il traverse, il propose ses services dans les maisons bourgeoises après avoir joué toute la journée dans la rue. Les refus s'accumulent mais il ne se décourage pas, plein d'espoir. Pourtant, après une dizaine de jours, il commence à perdre courage. Mélancolique, il n'a plus l'envie de jouer dans le froid de la rue, ignoré de tous et gagnant à peine de quoi se nourrir et se loger dans de mauvaises auberges. Toutefois, il se résigne. S'il ne trouve pas de place fixe, il n'a pas d'autre choix s'il ne veut pas vivre de mendicité dans la rue. Il marche d'un pas lent et las jusqu'à la ville suivante où il s'installe sur la place où se tient un marché. Les clients s'arrêtent pour l'écouter et il gagne quelques pièces, suffisamment pour flâner entre les étals et acheter ce qui lui fait plaisir. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas pris le temps de faire son marché à son rythme, examinant le contenu des étals. Il se souvient des foires et des marchés où il allait avec ses amis dans sa jeunesse. Ils aimaient examiner les produits et s'amusaient des objets proposés venus des quatre coins de France. Mais, Florentin chasse ces souvenirs douloureux, ses amis lui ont progressivement tourné le dos après la mort de son père et la ruine de sa famille. Il soupire de lassitude face à sa vie actuelle, si éloignée de l'avenir tout tracé qu'il avait rêvé. Lui qui s'était rêvé compositeur, violoniste jouant dans les salons ses propres créations ou éventuellement professeur indépendant à son compte pour des familles bourgeoises, il se retrouve musicien errant faisant danser dans des bals de village depuis la ruine de sa famille. Le violoniste chasse ces pensées, il se promet de garder confiance en l'avenir et de tenter de trouver une place pour l'hiver et de travailler ses compositions dans l'espoir de voir la fortune arriver. Avec un sourire et le cœur plus léger, Florentin étale le contenu de sa bourse dans sa main et il décide de s'accorder une nuit dans la première auberge qu'il trouvera. Après un solide repas qu'il fait servir dans sa chambre et un bain, il se sent mieux et c'est avec délices qu'il se glisse entre les draps frais. Puis, il s'endort un peu inquiet de voir l'hiver approcher à grands pas mais il se promet de ne pas y songer au moins pour quelques heures, il verra demain ce que l'avenir lui réserve. Mais il sait que la musique lui donne la liberté et que rien ne pourra la lui enlever.


Texte publié par Bleuenn ar moana, 15 août 2018 à 21h35
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