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tome 1, Chapitre 5 tome 1, Chapitre 5

Son archet à la main, Florentin joue et rejoue son morceau. Agacé, il s'arrête et il s'assied en tailleur sur le parquet pour réfléchir. Il énumère les personnes qui pourraient lui donner un avis sincère sur sa composition mais il ne voit que Victoire. Et il mesure combien il est seul depuis le décès de ses parents. Sans famille, sans amis, seul au monde. Le jeune homme décide qu'il en assez fait pour aujourd'hui et il remonte à pas de loup ranger son instrument dans sa chambre avant de rejoindre le jardin. L'air nocturne lui fait du bien même s'il fait froid en ce milieu du mois de mai, le musicien hésite à monter chercher un manteau mais il renonce, il ne compte pas rester plus de quelques minutes dans le jardin enténébré. Il songe combien sa solitude lui est cruelle et comme sa vie a basculé en quelques jours. Du jour au lendemain, il s'est retrouvé sans famille, sans amis et sans le sou.

- Les choses finiront par s'arranger. se murmure-t'il avant de rentrer.

Le lendemain, il s'éveille avec un mal de gorge mais il ne peut se permettre de rester au lit. Chaudement vêtu, il se rend au salon de musique comme d'ordinaire. Victoire tente bien de lui faire entendre raison mais il hausse les épaules en lui chuchotant que tant qu'elle ne lui demande pas de chanter, tout se passera bien, il n'a pas besoin de sa voix pour jouer. La jeune fille ne dit rien et après l'avoir observé un moment du coin de l’œil, elle lui tend la partition du jour. Le musicien lutte contre la fatigue durant toute la leçon et il regrette de ne pas lui avoir simplement demandé de ne rien dire à son père. Elle aurait certainement accepté qu'il reste couché au chaud dans son lit et elle aurait compris qu'il ne peut se permettre de renoncer à une partie de ses gages pour un coup de froid.

Le soleil finit par revenir et les bals se succèdent dans le quartier huppé ; les maîtres de maison sont souvent invités dans des fêtes qui se prolongent tard dans la nuit. Florentin profite de ces absences et de son emploi du temps allégé pour travailler sur ses créations et s'entraîner. Mais le beau temps lui donne envie de paresser et il se force à travailler pour profiter au mieux de cette aubaine. Pour faire bonne figure, il s'installe souvent dans le jardin parmi les fleurs et les insectes qui l'accompagnent de leurs bourdonnements. Pourtant, le jeune homme finit par céder à la tentation de s'amuser également et il va de plus en plus souvent boire à la taverne son instrument sous le bras. Là-bas, on chante, on danse, on joue et le musicien est chaleureusement reçu. Forcé de jouer des chansons à boire et des rengaines populaires, il s'exécute devant la ferveur de son public. Un soir qu'il a oublié son violon, l'assemblée le presse d'aller le chercher et il cède. Il court de toutes ses jambes dans les ruelles, ses semelles glissent sur les pavés et il manque à plusieurs reprises de chuter. Lorsqu'il revient, on l'applaudit et rouge de plaisir, il joue jusque tard dans la nuit.

Un jour qu'il nettoie son violon, son employeur entre sans frapper dans le salon de musique. Surpris, Florentin qui chantonnait en ce chaud jour de juin lève la tête et il s'excuse. Il n'aurait pas dû utiliser la pièce et il aurait mieux fait de s'occuper de son outil de travail dans sa chambre. L'homme rit et il examine son violon un bref instant.

- Quel drôle d'instrument que voilà. Je vous ai parfois entendu en jouer et le son est étonnant.

- Oui, c'est un étrange instrument que j'ai trouvé chez un luthier. Il m'a dit qu'il n'en avait jamais vu de pareil, je l'ai essayé et le son m'a plu immédiatement même s'il ne convient pas à tous les répertoires.

- Venez donc nous en jouer ce soir dans le petit salon.

- Mais, je...

- Allons, ne soyez pas timide. Vous êtes chez moi depuis deux mois et je ne sais rien de vous. Je vous entends parfois travailler sur vos compositions mais nous n'avons guère l'occasion de nous croiser.

Le violoniste hésite, il n'est qu'un domestique mais il se soumet à la volonté de son employeur, aussi saugrenue soit-elle.

Le soir venu, Florentin, vêtu de son plus bel habit, se présente au petit salon. Il espère ne pas arriver trop tôt mais le salon est vide. Au fond, soulagé, le jeune homme prend le temps d'examiner le décor. Le parquet est recouvert d'un épais tapis oriental bleu foncé brodé de fil jaune, un grand miroir dans le fond lui renvoie son reflet au moment où il remarque un grand bureau marqueté près de lui qu'il caresse rêveusement du doigt. Une table ronde et quelques fauteuils matelassés complètent le décor. Peu après, la famille entre dans la pièce et le musicien rougit d'être surpris en pleine rêverie. Pendant que ses employeurs s'installent, il note que les deux femmes ont apporté une broderie et que le chef de famille a pris un livre. Un peu plus à l'aise de ne pas avoir trois paires d'yeux braqués sur lui, le jeune homme commence à jouer un air populaire avant d'enchaîner sur un air plus classique. Alors qu'il tourne une page, Florentin fait tomber ses partitions. Nerveux, il rougit violemment tandis que Victoire l'aide sentant son malaise. Elle lui adresse un grand sourire pour l'encourager et le musicien joue pour elle, oubliant son public. Empourpré, Florentin joue la composition sur laquelle il travaillait lorsque son employeur l'a dérangé puis il joue trois petites pièces de sa création qui semblent plaire à son public malgré leurs sourcils froncés. Il quitte la pièce après avoir reçu de chaleureux encouragements.

Au fil des jours, Florentin se rapproche de la jeune Victoire. Les deux jeunes gens se plaisent et ils passent beaucoup de temps dans le salon de musique.

- Vous n'avez jamais voulu jouer du violon ? se risque-t'il un jour à questionner.

Surprise, la jeune fille arrête sa chanson et elle le regarde, semblant réfléchir.

- Je ne sais pas, nous n'en avons jamais eu ici. Mais votre instrument m'intrigue. L'avez-vous fait fabriquer ?

- Non, je l'ai acheté chez un vendeur d'instruments de musique. J'ignore tout de sa provenance si ce n'est qu'il provient de chez un luthier, la commande n'a jamais été réclamée par le client, j'en suis le premier propriétaire. Il m'a séduit d'emblée, j'ai, j'ai eu un coup de foudre, même si c'est une idée ridicule. dit-il en rougissant de son aveu.

- Le son qu'il émet est vraiment particulier et il est beau, ce n'est en rien ridicule.

- J'ignore si cela provient des cordes ou du bois. Le timbre est un peu sourd, je suppose que c'est lié au fait que l'ébène est moins souple qu'un autre bois. Ce violon est bien plus lourd qu'un violon normal, vous savez ?

- Vraiment ? Mais cela ne vous gêne-t'il pas pour jouer ? dit-elle, surprise.

- Non, il se cale bien sur l'épaule au contraire même si j'ai eu du mal à trouver la bonne position et à m'y habituer. Prenez-le, vous verrez par vous-même. dit-il en lui tendant l'instrument.

La jeune fille hésite mais elle tend la main, elle manque de lâcher l'instrument qui est bien plus lourd que ce qu'elle avait envisagé. Florentin sourit et il se place derrière elle pour l'aider à installer l'instrument sur son épaule.

- Il est lourd mais on s'y fait à la longue. lui dit-il.

- Je ne suis pas aussi forte que vous. fait remarquer la demoiselle en gloussant de rire.

- Certes. concède-t’il.

Il lui prend la main pour lui montrer comment tenir l'archet et jouer quelques notes. La proximité de la jeune fille qu'il tient presque contre lui l'enivre et malgré lui, sa bouche se perd dans ses cheveux. Surprise, Victoire se retourne vers lui ; leurs lèvres sont proches et le jeune homme après une brève hésitation se penche un peu plus vers la jeune fille qu'il serre contre son cœur. Lorsque leurs lèvres se séparent, ils rougissent et la demoiselle déclare qu'elle doit y aller en lui mettant son instrument entre les mains d'un geste brusque. Florentin s'excuse de son geste irraisonné et il lui promet de ne pas recommencer en lui demandant de ne rien dire à son père. Si elle souhaite qu'il parte, il le fera de lui-même. Victoire ne répond rien et elle quitte la pièce sans un regard.

Sur les charbons ardents, le musicien monte à sa chambre préparer ses bagages, s'attendant à être renvoyé à tout moment mais il attend jusqu'à l'heure du dîner dans sa chambre. Tremblant, il se décide à descendre à l'office, il craint un renvoi en public mais le repas s'achève sans le moindre incident. Soulagé, le musicien se couche et il reste longtemps, les yeux ouverts dans le noir à se repasser la scène et à se reprocher son geste imbécile qui pourrait le mettre de nouveau à la rue. Le lendemain, il se présente avec son instrument au salon de musique à l'heure inscrite sur le billet qui l'attend sur la table de l'office au petit-déjeuner. Dans sa détresse, il se demande s'il n'a pas oublié de jeter le billet de la veille car l'heure tracée à l'encre d'une écriture soignée est identique et il tente de rassembler ses souvenirs sans succès. Tremblant et le visage pâle, la main crispée sur sa sacoche, Florentin entre dans le salon de musique à l'heure dite. Victoire est penchée sur une partition et elle semble ne pas avoir remarqué son entrée. Pour gagner du temps, Florentin referme la porte sans bruit avant de décider à dire bonjour. La demoiselle relève la tête et lui sourit d'un air aimable. Elle propose de reprendre l'air de la veille qu'ils n'ont pas terminé de jouer et le jeune homme se met au travail après s'être excusé de nouveau de sa bévue.

A la dérobée, le jeune homme examine la demoiselle ; il remarque qu'elle est jolie et qu'elle ne le laisse pas indifférent. Il cherche à se remémorer depuis quand une telle chose ne s'est pas produite mais il conclut que chez ses parents, il ne vivait que pour sa musique même s'il lui arrivait de conter fleurette aux jeunes filles dans les fêtes. Le musicien se fait la réflexion que Victoire aurait plu à sa mère et qu'elle aurait fait un parti et une épouse tout à fait convenable si sa famille n'avait pas connu un destin tragique. Il sait qu'il ne doit pas se laisser aller à de telles rêveries mais il ne peut s'en empêcher.

- Florentin, vous rêvez ?

Un regard absent se lève vers Victoire qui ne peut s'empêcher d'éclater de rire devant l'air perdu de son domestique.

- Pardon, je vous ai sorti trop brusquement de vos rêveries.

- Je suis désolé, je me suis laissé aller, ça ne se reproduira plus. Que voulez-vous jouer ?

- Je ne sais pas... Rien ne m'inspire aujourd'hui. Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

- Moi ? Je retravaille une valse pour... et bien, parce que ça m'amuse.

- Vous avez de drôles de loisirs. Jouez la pour moi.

Le jeune homme fouille dans sa mémoire pour retrouver les notes qu'il a passé toute la matinée à réarranger avant de s'exécuter. Lorsqu'il termine, il lève un regard interrogateur vers la fille de son employeur qui se contente de lui dire qu'elle trouve que son air est joli.

- Il fait beau, je n'ai guère envie de jouer, je préférerais aller lire au jardin. Expédions rapidement l'affaire, voulez-vous ? dit-elle en lui tendant la partition qu'ils ont joué ensemble la veille.

Florentin note avec plaisir qu'il s'agit d'une valse et une heure plus tard, il est libéré pour la journée, Victoire passant l'après-midi chez une de ses amies. Il décide de profiter de cette journée pour aller jouer sur les places, ses vagabondages lui manquent, il craint un peu de croiser son employeur ou quelqu'un de la maisonnée et il choisit une place à l'autre bout de la ville pour tester ses créations. Le public se presse autour de lui, ravi de cette distraction mais il déchante un peu devant la musique sophistiquée qu'on lui présente. Néanmoins, une partie du public reste jusqu'à la fin du récital improvisé et le violoniste est chaleureusement applaudi en remerciement de son improvisation. Rouge de plaisir, Florentin salue et il donne le contenu de son chapeau qu'il avait posé à terre car il avait trop chaud à quelques ménagères pauvres qu'il a repérées au gré de ses promenades dans la ville. La majeure partie de ses pièces glissées sous quelques portes de logis pauvres, il reprend sa promenade avant d'aller s'acheter quelques profiteroles fourrées à la gelée de framboise, Florentin remercie en pensée le sieur Popelini pour son invention.

xXxXx



Les jours suivants, les deux jeunes gens se retrouvent pour jouer de la musique et au fil de conversations plus intimes, ils apprennent à se connaître. Victoire tente de se rapprocher de lui, l'effleurant souvent ou lui posant la main sur l'épaule. Encouragé, Florentin s'enhardit et au bout de quelques jours, il essaie de nouveau de l'embrasser. Son timide baiser accepté, il se laisse aller à cette amourette. Il ignore délibérément les avertissements de sa conscience, la jeune fille est fiancée et il ne voudrait pas perdre son emploi et sa réputation à cause d'une histoire sans importante. D'un autre côté, il sait bien qu'une fois Victoire mariée, il lui faudra trouver une autre place et qu'une lettre de référence de son employeur lui sera une aide précieuse pour rebondir. Il craint que l'affaire ne se sache et que les domestiques jasent ; si l'affaire arrive aux oreilles des maîtres, son sort est scellé. Mais il fait taire la voix de la raison, on ne les dérange jamais lorsqu'ils jouent et jamais personne n'entre dans une pièce sans frapper à la porte. Leurs jeux innocents ne risquent guère d'être découverts. Soulagé du poids de sa conscience, le violoniste il se perd chaque jour un peu plus auprès de la demoiselle qui ne semble pas songer à l'avenir. Il n'ose pas aborder le sujet et il tente de profiter du moment présent.

Les deux musiciens évitent de se voir en dehors des moments où ils jouent ensemble mais il leur arrive parfois de se promener dans le jardin. Leurs rires troublent le silence du lieu et ils attirent l'attention de la cuisinière qui craint de voir se nouer une idylle entre les deux jeunes gens. Leur proximité d'âge et de goûts en musique lui fait craindre un rapprochement malvenu. Toutefois, elle choisit de se taire, estimant que les amourettes de la demoiselle ne la regardent pas. Quant au musicien, il lui semble un jeune homme qui n'a pas les pieds sur terre mais elle l'estime assez intelligent pour ne pas risquer sa place pour une passade. Au fil des jours, ils se voient de plus en plus souvent pour discuter de tout et de rien et au bout de quelques semaines, Florentin rejoint sa belle dans sa chambre une fois la maisonnée endormie. La première fois, il l'avait suivie alors qu'ils menaient une vive discussion à propos d'un livre qu'elle lui avait prêté et ce n'est qu'au seuil de la porte qu'il s'était enhardi à entrer dans la pièce avec elle en continuant de discuter à voix basse. Elle ne l'avait pas chassé et il était resté parler littérature à voix basse une partie de la nuit, la jeune fille de son cœur serrée contre sa poitrine. A pas de loup, il descend les escaliers en craignant de faire crier une latte mais il peut toujours prétendre rejoindre le salon de musique. Il prend toujours soin de se munir de matériel d'écriture pour donner le change. Mais parvenu à l'étage où vit la famille, il est bien forcé de se diriger vers la chambre de Victoire au fond d'un couloir. S'il croise quelqu'un, il peut difficilement prétendre s'être perdu. Il pourrait dire qu'il marche dans le couloir après avoir quitté le salon de musique dans une crise créatrice survenue en pleine nuit mais il entend que ses déplacements nocturnes demeurent ignorés de tous. Blottis l'un contre l'autre dans un fauteuil, les deux jeunes gens parlent musique en chuchotant jusqu'à une heure tardive entre deux baisers. Le jeune homme pétri de grands principes liés à son éducation les a rapidement mis de côté, sous le charme de la jeune fille.

Victoire prête quelques livres pris dans la bibliothèque au musicien qui trouve plaisir à découvrir les dernières nouveautés, une tasse de thé à la main. Sa bourse mieux garnie, il a pu s'offrir le luxe de se rendre dans une épicerie où il a trouvé une théière en fonte et sa tasse assortie à bon prix ainsi que du thé de bonne qualité à un prix correct. Heureux de retrouver ce plaisir oublié ces derniers mois, Florentin se sent bien, il descend souvent à l'office pour faire chauffer son eau avant de remonter en prenant garde de ne rien renverser. La cuisinière qui a rapidement remarqué son manège, lui a prêté un plateau pour plus de commodité. Il repense avec nostalgie à sa vie passée mais il tente d'oublier cette époque révolue car songer à ses parents le rend triste. La mélancolie le gagne au fil des jours et il travaille de nouveau plus que de raison, il souhaite écrire une pièce en hommage à la jeune fille de son cœur pour passer le temps durant ses insomnies de plus en plus fréquentes. Ses heures de sommeil se font rares durant ses nuits écourtées par de fréquentes visites nocturnes à Victoire avec qui il chuchote à voix basse en jouant à des jeux clandestinement ; entre autres, ils jouent aux cartes ou aux dés assis côte à côte sur le lit de la jeune fille. Elle lui parle de son ennui, seule dans cette grande maison mais le mois de juin largement entamé sonne le retour de la belle saison et des amusements qui l'accompagnent.

Florentin qui travaille plus que de raison sur ses musiques, pris d'une fièvre créatrice qui a trouvé un cadre où s'exprimer se laisse peu à peu gagner par l'épuisement. Ses nuits trop courtes et peu reposants lui font manquer de prudence par moments et il s'en inquiète. Il se promet de se montrer raisonnable une fois qu'il aura la pièce sur laquelle il se penche durant ses heures de loisirs ces derniers temps. Il a eu l'idée d'un morceau retraçant l'écoulement des saisons, le printemps frais et triomphant fait place à un été riche et ensoleillé auquel succède l'automne dans le craquement des feuilles mortes. Il a enfin imaginé un hiver personnifié par des sons vifs et étouffés comme des pas dans la neige agrémenté de notes virevoltantes et légères comme des flocons qui tourbillonnent sous le vent hivernal.

Levé aux aurores, un matin, le jeune homme se rend dans l'endroit le plus éloigné du parc pour jouer sans faire trop de bruit, sa musique monte dans l'air et il ne parvient pas à aligner les notes, ivre de fatigue. Il avait espéré que le froid matinal lui rendrait force et vigueur mais il prend conscience qu'il aurait dû dormir au lieu de veiller si tard. Il ne pourra pas assurer sa journée de travail dans ces conditions. Par chance, au petit-déjeuner, il apprend qu'il n'a rendez-vous qu'à onze heures, aussi il remonte se coucher. Il tombe tout habillé dans son lit et il ne se réveille qu'un quart d'heure avant son rendez-vous. Il se lave et s'habille à la hâte avant de se présenter au salon de musique où Victoire l'attend. Elle note la mine fatiguée de son amant et elle s'enquiert de sa santé. Il lui avoue qu'il dort peu ces derniers temps à cause d'un air qu'il compose, elle lui fait promettre de dormir, lui rappelant qu'il ne sera bon à rien s'il est dans un tel état. Florentin comprend son erreur, il admet qu'elle a raison et qu'il doit faire plus attention à lui ; puis, ils se mettent au travail.

Durant son jour de repos, Florentin se décide à aller se promener en ville pour passer le temps. Flâner dans les rues l'amuse, il observe les passants et machinalement, il repère quelques places où il aurait pu jouer s'il n'avait pas trouvé cet emploi. Au cours de son errance, il passe devant un marchand de pacotilles et il y a achète un ruban de velours noir où une petite perle blanche en forme de poire est attachée. Le lendemain, dans le salon de musique, il se risque à nouer timidement le colifichet autour du poignet de la jeune fille.

- J'ai pensé qu'il vous plairait et je tenais à vous remercier de m'avoir accordé votre confiance en laissant sa chance au musicien sans le sou que je suis.

- Merci, il est très joli. se contente de répondre la jeune fille avant de l'embrasser. Bien, nous avons du travail !

Le mois de juillet s'annonce chaud et ensoleillé, le jeune homme décide de tenter sa chance dans les bals de village, nostalgique de ces moments passés au grand air. Les maîtres de maison sont souvent absents par ces belles journées d'été et il en profite pour retrouver sa liberté et son errance. Il trouve toujours une carriole qui quitte la ville pour l'emmener jusqu'au premier village sur sa route. Là, le violoniste se rend dans la première ferme sur sa route où il est toujours chaleureusement accueilli, il y fait danser les habitants jusque tard dans la nuit en échange d'un repas et de quelques pièces. Les yeux brillants, le jeune homme se plaît dans l'agitation qui l'environne, il s'amuse de voir les danseurs tenter de suivre ses fantaisies. Parfois, il lui prend l'envie de leur imposer des rythmes endiablés que même les danseurs les plus aguerris peinent à suivre ; hilare, Florentin ne peut s'empêcher de rire de sa farce qu'il prolonge de longues minutes avant de passer à un rythme plus lent pour permettre à chacun de reprendre son souffle. Le farceur est parfois invité à danser alors que d'autres musiciens tentent de reproduire ses exploits musicaux ; de bonnes grâces, il s'exécute et bientôt, il peine à suivre le rythme, amolli par son mode de vie calme et monotone. Mais il estime que c'est de bonne guerre et il fait son possible pour tenir jusqu'à ce que les musiciens s'estiment vengés de ses facéties.

Toutefois, il arrive fréquemment à Florentin de se rendre à des fêtes de villages lorsqu'il apprend que des foires y ont lieu. Au milieu de ces fêtes populaires, il se sent plus libre que lors des soirées mondaines où il joue d'ordinaire. Nostalgique, il se souvient des fêtes de village qu'il a traversés dans les mois suivant l'achat de son instrument.

- Nous voilà de retour à la case départ ! murmure-t'il un soir à son compagnon d'ébène alors qu'il n'a pas trouvé de carriole pour le ramener chez lui. Après deux heures et demie de marche, il atteint enfin le portail et il s'empresse de rentrer se coucher. Fatigué, son violon lui pèse et il regrette qu'il soit si lourd alors qu'il monte les escaliers, les pieds traînants sous l'effet de l'épuisement. Lorsqu'il atteint enfin la porte de sa chambre, ses pieds ne le portent plus et il monte à pas de loup un baquet d'eau chaude qu'il a pris le temps de faire chauffer à la cuisine jusqu'à sa chambre où il plonge un long moment ses pieds douloureux pour les détendre.

Un soir qu'il rentre tard d'une fête de village où il a peu de succès le contraignant à ne pas s'attarder pour profiter de la carriole d'un marchand de bière venu livrer des fûts pour la soirée, il reste un long moment sur le seuil de la maison, incapable de se décider.

- Salut l'ami ! Tu cherches quelque chose ?

- Pardon ? Non, je me demandais juste si je prolongeais ma soirée au-dehors.

- Tu travailles ici ?

- Oui, je m'appelle Florentin et je suis professeur de musique.

- Ah oui, la jolie demoiselle joue. On l'entend l'été quand il fait chaud, elle ouvre les fenêtres et le son parvient jusqu'à nous. Je m'appelle Antoine, je travaille dans la maison voisine depuis deux ans comme homme à tout faire, la maison est petite, il ne reste que le fils aîné et la plus jeune fille, les autres demoiselles sont établies désormais. J'allais boire à la taverne, tu viens ?

Le jeune violoniste hésite, il observe le garçon de son âge aux longs cheveux frisés d'un blond clair, sa fine moustache mais il remarque surtout son fin visage et ses yeux d'un bleu profond pleins de douceur. Il estime pouvoir lui faire confiance et il s'empresse de déposer ses affaires dans la maison endormie pour le suivre, toute fatigue envolée.

- Je ne vais pas tarder à aller dormir. J'ai joué toute la soirée dans une fête de village mais par chance, je n'ai pas eu à rentrer à pied.

- Tu fais ça souvent ? La paie n'est pas bonne ? Pourtant, on ne croirait pas comme ça à les voir.

- Non, il ne s'agit pas de ça, je le fais pour mon plaisir. Après la mort de mes parents, j'ai passé plusieurs mois à aller de fête en fête et à jouer sur les places dans les villes plus importantes. J'ai souffert de la pauvreté mais au fond, cette vie me plaisait. Je voyais du pays et j'aime observer les gens danser et rire lorsque je joue.

- Pas comme dans les fêtes où tes maîtres te font jouer maintenant...

- C'est ça... Je profite des soirs où ils sont absents pour exécuter des airs plus entraînants que les ballades romantiques que je joue d'ordinaire.

- Tu m'étonnes ! Ces bourgeois ne savent pas s'amuser, ils ne sont pas comme nous. Bon, il est tard, je me lève tôt demain ! dit-il en vidant son verre.

- Oui, il est temps de rentrer.

Le lendemain, intimidé, Florentin se racle la gorge pour attirer l'attention de Victoire.

- Il y a un problème ? demande-t'elle.

Devant le silence et les lèvres pincées de son domestique qui nettoie son instrument tandis qu'elle achève de déchiffrer une partition, elle s'interroge. Elle note que le jeune homme se mord la lèvre et qu'il semble mal à l'aise ; perplexe, elle attend qu'il se décide à continuer.

- Je me demandais si vous comptiez me demander de vous accompagner demain ?

- Pourquoi ? Vous avez autre chose de plus important à faire ?

- Oui, vous savez, j'ai passé tout l'été dernier à jouer dans les bals de village et cette période me manque. Hier, je suis allé jouer dans une fête et pardonnez ma puérilité mais je me suis rendu compte que je n'ai jamais vraiment profité de ces fêtes.

La jeune fille réfléchit un instant avant de reprendre :

- Mais vous ne dansiez donc jamais durant ces fêtes lorsque vous étiez plus jeune ?

Surpris, le musicien relève la tête de la corde dont il était en train d'évaluer l'usure.

- Pardon ? dit-il en fronçant les sourcils. Non, bien sûr que non ! Je veux dire, j'allais aux mêmes fêtes ennuyeuses que vous connaissez. Je veux dire, je suis d'une naissance plus élevée que la vôtre si vous me pardonnez ma franchise.

Florentin regrette d'avoir dit cela mais l'information lui a échappé. A quoi bon parler de son passé ? Même s'il sent que la jeune fille aurait pu être une bonne amie en d'autres circonstances, sa déchéance sociale a creusé un fossé infranchissable entre eux.

- J'aurais dû m'en douter. Vous n'avez pas les manières des domestiques ou même des professeurs qui se sont succédé dans cette maison.

La demoiselle réfléchit avant d'ajouter :

- Je comprends mieux votre goût pour les livres, votre mise toujours soignée et votre façon d'être. J'aurais dû me douter que vous n'étiez pas qu'un simple professeur de musique qui a beaucoup voyagé dans le royaume. Allez danser ce soir, si cela peut vous faire plaisir, j'ose espérer que vous amuserez mieux que moi.

- Que faites-vous donc durant ces soirées, je me suis souvent posé la question. Elles sont fort nombreuses en ce moment.

- Oui, c'est l'été. dit-elle avec un soupir. Nous parlons des secrets des uns et des autres, nous jouons aux cartes, aux devinettes ou à colin-maillard avant d'aller danser dans des bals.

- Les mêmes danses sur lesquelles je joue sans que personne ne m'écoute lors des soirées où je suis convié à jouer. marmonne Florentin. Rien que je n'ai fait lorsque mes parents étaient encore de ce monde... Vous savez, j'envie parfois les paysans pour qui je joue dans les fêtes de village, ils semblent s'amuser à danser leurs danses traditionnelles et populaires bien plus que dans les salons.

- Je le pense également. conclut la jeune fille. Jouons-nous ? Pardon, j'oubliais, allez donc danser si cela vous amuse. Prévenez-moi que je ne vous réveille pas trop tôt.

- Merci...

Il lit de l'envie sur le visage de la demoiselle qui ne s'amusera jamais dans ces fêtes villageoises et il lui tend une partition après avoir fourragé un moment dans les feuillets. Le visage de Victoire s'illumine d'un sourire lorsqu'elle découvre qu'il s'agit d'une musette de Bach .

xXxXx


Son repas avalé, le musicien se prépare à partir. Il loue un cheval à la sortie de la ville qu'il promet de ramener au matin et il s'élance sur les routes. Les larmes aux yeux, Florentin se fait la réflexion qu'il n'est pas monté à cheval depuis des mois. Depuis que sa longue errance a commencé. Nostalgique, il se souvient de Cérès, sa jument blanche si douce qui est morte juste avant que les malheurs ne s’abattent sur sa famille. Mais bientôt, le plaisir de la course chasse ses souvenirs et c'est les joues rosies par sa course qu'il rejoint le village où il a appris qu'un bal aurait lieu. Il se sent orphelin sans son instrument et surtout, il se sent seul. Pour se donner du courage, il va boire un verre d'eau de vie en observant autour de lui. Peu à peu, les danseurs se massent et ils commencent à danser. Florentin observe les pas et il hésite à se joindre à la foule mais il finit par se décider, il n'a pas fait tout ce chemin pour rester à regarder les autres s'amuser. Jusque tard dans la nuit, le jeune homme danse au son de la musique d'autres musiciens qu'il observe du coin de l’œil. Flûtes, lyres et tambourins émettent des musiques enjouées et il se dit que son violon n'aurait pas trouvé sa place dans l'orchestre improvisé. Son timbre grave et un peu sourd aurait rompu l'harmonie de l'ensemble.

Même s'il se sent étranger dans ce petit village où tout le monde semble se connaître, Florentin apprécie les sourires qu'on lui lance et les invitations à danser d'accortes paysannes en robes légères. Les hommes l'invitent à boire de la bière et du vin ce que le musicien accepte sans se faire prier. Surpris qu'un citadin se joigne à leurs fêtes, les paysans de l'endroit lui parlent de leur quotidien et les pensées du jeune homme vagabondent vers ses souvenirs, lorsqu'il allait de ferme en ferme, son instrument à la main. Le soir venu, il trouve une carriole qui le rapproche de la ville et malgré ses pieds douloureux, il apprécie de marcher sous les étoiles comme quelques mois auparavant. Epuisé, il s'étend dans son lit alors que la ville s'éveille.

Le lendemain soir, après une journée que le jeune musicien a consacré à ses compositions et à son entraînement quotidien, il est convié à jouer pour une fête improvisée chez ses maîtres. Malgré sa fatigue, Florentin s'exécute. Il aurait préféré se coucher tôt et passer une soirée tranquille à lire mais il n'en a pas le loisir. Dans son plus bel habit, il se présente face aux invités ; un sourire forcé déforme ses lèvres en un rictus amer mais personne ne lui prête attention. Avec un long soupir qu'il espère discret, il commence à jouer les premiers airs qui lui viennent à l'esprit, ses doigts appuient sur les cordes et les relâchent sans qu'il y prenne garde, entraînés depuis des mois à exécuter les mouvements qu'il connaît par cœur jusqu'à la moindre fibre de son être. Les yeux dans le vague, il oublie où il est et ses pensées vagabondent au loin dans le passé. Il revoit le jour où son violon a été vendu, celui que son père lui avait offert en l'honneur de sa majorité, remplaçant le violon d'étude qu'il avait fait choir alors qu'il jouait à demi-assis sur le rebord de la fenêtre de sa chambre, un jour d'hiver que la neige tombait. Le jeune garçon avait trouvé l'idée plaisante mais il n'avait tenu compte de ses doigts engourdis par le froid tandis qu'il regardait les étoiles s'allumer dans le ciel. L'instrument avait éclaté avec un grand fracas sur la terrasse et son père avait jugé qu'il était de toutes manières temps pour lui d'acquérir un vrai violon. Triste, Florentin avait tenu à ramasser lui-même les morceaux épars de son compagnon. Il revoit le jeune homme de presque vingt-et-un ans qu'il était alors, accroupi sur la terrasse en pierre blanche à la recherche des morceaux de bois de son instrument chéri et il se souvient de ses espoirs pour l'avenir. Ils avaient volé en éclat aussi brutalement que sa vie.

- Tenez !

Tiré de sa rêverie, le musicien reprend contact avec la réalité et il se trouve face à Victoire qui lui tend un verre de vin. Il la remercie et il regarde les invités qui l'ignorent, plongés dans leurs conversations ou amassés autour des tables de jeu.

- Florentin ?

Il relève la tête en entendant la jeune fille murmurer son prénom d'une voix douce.

- Vous devriez sortir un moment, vous pleurez même si je dois être la seule à l'avoir remarqué. Vous jouiez comme un automate, ce qui m'a alertée.

- Ma musique était-elle à ce point inaudible ? s'inquiète le jeune homme en observant autour de lui.

- Vous oubliez que je suis musicienne. lui rappelle-t’elle avant de s'éclipser.

Gêné, le violoniste s'empresse de sortir dans le jardin, son verre à la main, après avoir rapidement essuyé ses larmes. Assis dans l'herbe, il sirote un moment le vin trop fort pour lui. Les yeux levés vers le ciel, il songe à ses parents, il se demande s'ils l'observent depuis les étoiles qui l'éclairent.

- Vous me manquez tellement ! leur chuchote-t'il avant de rentrer.

Un peu mieux, il rejoint la salle où il se débarrasse de son verre sur la première table venue. Il récupère son instrument qu'il avait négligemment posé en équilibre précaire sur une précieuse console et il se décide à jouer une valse pour penser à des choses plus joyeuses. Le violon semble vibrer dans sa main ; coopératif et docile, il se plie à ses exigences sans rechigner. Le son de l'instrument s'est fait doux sous ses coups d'archet comme s'il voulait le consoler de sa peine. Florentin sourit de sa bêtise et il interrompt son morceau pour jouer un air mélancolique sans marquer de transition abrupte entre les deux styles musicaux. Son cœur semble saigner sur l'instrument d'ébène et sa joue posée sur le bois vernis se fait caressante pour l'instrument, le seul compagnon qui l'accompagne dans sa vie actuelle.

A l'unisson, leurs deux âmes battent au rythme de la musique. L'âme maudite de l'instrument se fait hésitante face à cette confiance totale de son musicien. Le diable qui se penchait sur le sort de sa création sourit ; décidément, elle l'amuse toujours autant.


Texte publié par Bleuenn ar moana, 3 juin 2018 à 10h26
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