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tome 1, Chapitre 14 « Le combat » tome 1, Chapitre 14

Dans sa vie, Erasmus avait subi bien des dangers et assisté à des scènes qui auraient fait mourir de peur des individus aussi aguerris que lui. Mais rien ne l’avait préparé à la vision qui s’imposa à lui : celle de la jeune fille étendue sur la dalle, la gorge offerte à l'abomination qui se penchait sur elle. Sa forme changeait sans cesse, entre celle d'un loup immense, d'un homme sauvage, d'une femme aux longs cheveux d'argent et de la babička qui avait sollicité son aide. Au point qu’il ne savait plus vraiment ce qu’il avait devant les yeux ni même s’il l’aurait vu sans la potion de la grand-mère. Mais il n'eut pas le temps de se demander à quoi il avait affaire.

Oubliant son épuisement, il bondit sur la dalle et souleva la jeune fille dans ses bras, au nez de l’entité. Puis, sautant au sol, il chercha frénétiquement la sortie de la clairière. Derrière lui, un terrible rugissement s'éleva. Le chasseur posa son fardeau et se retourna vers l'esprit, tirant sa hachette et un long poignard. Les lames en fer, une matière forgée et usinée, lui donneraient sans doute l’avantage face à ce type de créature. Une pellicule d’argent avait été coulée dans la gouttière de la dague. L’objet avait été aussi chargé de différentes bénédictions – peu importait la religion, seule comptait la force spirituelle qui en émanait, relayée par la sienne.

Il lança un coup d’œil vers la jeune Lucia : sa brusque intervention l’avait fait sortir de son état second. Elle posait sur lui un regard perdu. À cet instant, il devait présenter une image effrayante avec sa haute taille, sa carcasse massive, ses traits puissants et anguleux que des entailles et des égratignures étoilaient de sang. Il avait égaré son chapeau ; ses longs cheveux blonds s’étaient détachés et formaient un halo sauvage autour de sa tête.

« Nehýbejte se ! » lui lança-t-il d’une voix rude avant de se concentrer de nouveau sur ce qui lui faisait face.

Ne bouge pas !

La créature semblait enchaînée au milieu de la clairière, heureusement pour lui ; il était hors de portée des mâchoires un peu trop réelles à son goût. Mais il se doutait que s’il ne parvenait pas à vaincre cette émanation, il ne pourrait jamais ressortir de la forêt et avait toutes les chances de terminer, lui aussi, avec une branche cassée en travers de la gorge. Mais, cette fois, le coup serait probablement fatal !

Erasmus n’avait pas le choix : il allait devoir se rapprocher de l’entité pour pouvoir, sinon l’éliminer – ce qui n’était sans doute pas dans ses moyens –, mais tout au moins l’affaiblir assez pour pouvoir quitter cet endroit. Serrant ses armes d’acier, il s’avança avec détermination. Le cou de la créature se tendit vers lui ; ses yeux se mirent à briller. Soudain, à la place de la gueule hérissée de dents et du museau plissé de rage, apparut le visage courroucé de la vieille femme… Mais bientôt, il fut remplacé par celui de la jeune Lucia.

« Tu veux me tuer, moi aussi ? » demanda-t-elle d’une voix tremblante.

L’homme jura dans une demi-douzaine de langues différentes. La créature tentait de le berner, mais peut-être avait-elle déjà atteint son but ; elle avait absorbé une partie de l’âme, esprit ou essence de Lucia.

Était-il arrivé trop tard ?

Y avait-il toujours un espoir ?

De nouveau, le visage de la vieille femme le regarda avec malice :

« Un étranger comme toi n’a rien à faire en ces lieux ! Veux-tu mourir ? »

Il n’avait pas réellement le choix… Il devait affronter cette créature avec tout ce qu’il avait, s’il voulait repartir avec la jeune fille. Il baissa la tête, se retourna et fit mine de chercher une issue. L’être surnaturel se mit à caqueter :

« Eh bien, tu fuis ? Tu crains que je ne prenne une part de ton âme, à toi aussi ? Mais n’aie aucune crainte… Les âmes des hommes n’ont aucun intérêt pour moi… mais ton corps pourrait aider à engraisser cette forêt, si tu nous le donnes ! »

Du pied des rochers s'élevèrent des traînées brumeuses, comme des émanations de la créature principale. Tout en filant vers lui, elles s’épaissirent et s’opacifièrent. De chacun de ces tentacules impalpables naquit la tête d’un loup prêt à le dévorer. Cette fois, il ne pouvait pas reculer. Serrant son coutelas, il se propulsa en avant, plongea sous les filets blanchâtres et fit décrire à la lame une vaste courbe… Même si l'ennemi était immatériel, les cous sinueux perdirent leur cohésion. Les gueules aux dents acérées s’évanouirent dans l’air froid de la nuit.

Il devait profiter de son avantage ; l’entité avait repris son apparence lupine. Elle s’était ramassée sur elle-même pour le frapper. À travers sa substance laiteuse, il pouvait apercevoir le rocher qui lui servait de focus. S’il arrivait à l’atteindre…

De nouveau, il roula sur lui-même, afin de passer sous la gorge de la créature ; il entendit les dents claquer au-dessus de lui, en un bruit mortel. Mais il ne put éviter une patte gigantesque qui le cueillit sur le côté, le projetant à plusieurs mètres. Il avait senti comme un froid intense le traverser, parcourant tout son corps comme une vague glacée. Quand cette sensation reflua, elle laissa derrière elle une douleur lancinante ; il se demanda si la chose ne lui avait pas brisé quelques côtes. Mais il n'avait pas le temps de s’en préoccuper.

Il choisit de faire le mort, étendu sur le sol dur et nu. Avec un hurlement à glacer le sang, résonant de notes triomphales, l’entité fondit vers lui. Au dernier moment, Erasmus se redressa et enfonça le coutelas sous la gorge offerte, traversant les chairs impalpables ; des écharpes brumeuses s'échappèrent de la blessure tandis que le cri de victoire devenait une plainte effroyable.

Déjà, les filaments blanchâtres retournaient à leur lieu d'origine. Erasmus devait agir avant que la créature n’eût le temps de totalement se reconstituer.

Il sauta sur ses pieds et courut vers le centre de l'espace. Après une demi-seconde d’hésitation, il fonça doit vers les rochers, cherchant une anfractuosité : il en discerna une, à la hauteur du « poitrail » de la bête.

Quand il pénétra dans la brume qui l’entourait, il éprouva de nouveau cette froide brûlure, si douloureuse que même à travers ses gants, il avait la sensation que ses doigts se changeaient en glace. Mais la faille, remplie d’humus et de quelques touffes d’herbe, se trouvait droit devant lui.

D’un mouvement aussi large et puissant que possible, Erasmus planta la lame dans la fente. Elle y entra jusqu'à la garde avant de se briser. Il entendit dans son esprit l'écho d'un hurlement déchirant qui résonna même l'intérieur de son crâne. Un cri de femme se joignit au concert ; il se retourna pour voir une vapeur pâle, qui prenait une vague forme de canidé, s’échapper du corps prostré de Lucia.

La silhouette se délita en filets phosphorescents qui tournoyèrent un instant autour de la roche en forme de loup assis pour finalement s’évaporer, relâchant quelques boules de lumières blanches, étonnement pures et intenses, qui stagnèrent un moment au-dessus de la dalle d’offrande. Certaines fuirent vers le ciel, traversant la canopée, d’autres s’évanouirent simplement. L'une flotta paresseusement vers Lucia et descendit vers sa poitrine, s’enfonçant dans son corps, sous les yeux subjugués de la jeune fille. La dernière s’attarda un peu : quand elle bougea enfin, elle partit dans une direction totalement opposée. Erasmus la suivit du regard et aperçut entre les branches la louve-esprit qui l’avait aidé ; la lumière pénétra dans la forme argentée qui étincela un bref moment avant de disparaître.

Erasmus ne prit pas le temps de comprendre. Serrant les dents, il courut vers Lucia, la souleva dans ses bras et quitta les lieux au plus vite.


Texte publié par Beatrix, 9 décembre 2018 à 20h29
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